Et si on s’aventurait dans la capitale lausannoise le regard tourné vers les hauteurs ? Façades, moulures, statues et corniches sont autant de trésors qui racontent l’histoire de la ville.
C’est une habitude de fixer le macadam pentu et fréquemment pavé quand on traverse Lausanne. Or, il suffit de lever les yeux pour découvrir sculptures et enseignes, autant de détails qui se nichent souvent en hauteur. Notre balade, qui explore principalement les zones piétonnes, commence au centre-ville, sur la terrasse de la Pinte Besson, l’un des dix plus vieux bars à vin d’Europe et premier bistrot de Lausanne, ouvert en 1781. «Au premier étage, on découvre deux fenêtres en verre vénitien, agrémentées de vitraux, explique Carlos Beiro, patron de l’établissement depuis tout juste vingt ans. À leur droite, on distingue les armoiries vaudoises et un soldat muni d’un drapeau suisse, et à gauche, un motif ornemental avec les noms Joss et Blanc, propriétaires de la bâtisse au XVIe siècle.»
À l’angle de la guinguette, on contourne une fontaine surmontée depuis 1940 d’une statue, La Marchande de poissons. Elle est signée Milo Martin, sculpteur vaudois à qui l’on doit de nombreuses œuvres en ville, dont la déesse romaine Aurore, couchée à la place Saint-François. Derrière la marchande, un bâtiment à colonnades, ancien poste de police à cheval et à vélo jusque dans les années 1960, abrite Disc-à-Brac, adresse prisée des amateurs de vinyles neufs et d’occasion. De là, on s’engouffre dans la rue piétonne de la Tour, très animée avec ses nombreux restaurants et bars, tel le Cylure, spécialisé dans les bières artisanales.
Au début du Moyen Âge, cette rue, située hors des remparts de la ville, était bordée de jardins et peuplée d’artisans. «En levant les yeux, on note que les bâtisses d’origine étaient toutes construites sur le même modèle : un ou deux étages posés au-dessus du rez-de-chaussée, explique Ariane Devanthéry, historienne de la culture à Lausanne et auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire du voyage en Suisse. L’augmentation démographique au XVIIIe siècle a nécessité de surélever les maisons en rajoutant des étages au style architectural parfois différent.»
Une tour pour dernier rempart
On arpente cette ruelle colorée jusqu’à la tour de l’Ale, érigée en 1340. Dernier vestige des remparts médiévaux, détruits au XIXe siècle, elle s’élève à plus de 20 mètres. À son sommet, six créneaux sont fermés par une pièce en bois. C’est derrière ces volets, qui se levaient ou se rabattaient pour faire obstacle aux projectiles ennemis, qu’étaient postés les soldats au Moyen Âge.
On fait un petit détour par la place Chauderon où se dresse le siège de l’ancien Crédit Foncier Vaudois – maintenant Banque Cantonale Vaudoise (BCV) – bâti en 1908. Son avant-toit révèle une frise sous la corniche: «Ce sont les écussons des communes vaudoises où le Crédit Foncier possédait des agences», explique l’historienne.
Pour rejoindre la rue de l’Ale et ses commerces, il suffit de repérer le cygne qui décore l’enseigne de la Brasserie du Cygne, l’un des cafés historiques lausannois. Ouverte en 1912, elle doit son nom aux cygnes de l’étang de la villa «Le Pavillon», qui se trouvait auparavant à la place de la BCV. Les mercredis et samedis matin, le marché prend ses quartiers dans cette rue qui nous mène jusqu’à l’église Saint-Laurent. «Ce temple était de style gothique, mais les Bernois, qui ont administré Lausanne pendant deux siècles, l’ont reconstruit en deux temps au XVIIIe siècle», raconte notre guide. L’église est donc aujourd’hui de style baroque, comme en témoigne le faîte de la façade principale avec ses volutes décoratives. L’horloge, conçue en 1765, est surmontée d’un clocheton coiffé par une girouette en forme de coq. «À l’époque, seuls les très riches portaient une montre à gousset, d’où la nécessité d’indiquer l’heure sur les bâtiments de référence dans chaque quartier.»
Nous gagnons ensuite la place Saint-François par le Grand-Pont. L’église Saint-François, la première en Suisse romande à arborer des motifs décoratifs de style gothique rayonnant – comme l’attestent des flammes sculptées dans les dentelles de pierre des deux fenêtres ouest de la façade nord – abrite depuis 1930 un pigeonnier, ouvert au public. Au nord-est de la place partent deux artères piétonnes et pavées : la rue Saint-François et la rue de Bourg. Entre elles culmine le bâtiment de la joaillerie Bucherer, autrefois librairie Payot. À son sommet, un ornement sculpté, encadré de corbeilles fleuries baroques, affiche la raison sociale de l’entreprise suisse, née à Lausanne – Payot Cie fondée en 1835 – faisant de cette façade une sorte de gigantesque enseigne.
En descendant la rue Saint-François, notre regard se porte sur les 18 enseignes en fer forgé, récemment rénovées, qui surplombent chaque commerce depuis 1970. Elles représentent saint François d’Assise. Selon la légende, il parlait aux oiseaux. D’ailleurs, il en tient un dans sa main!
Des blasons colorés sous le toit
Après avoir traversé la rue Centrale, nous remontons jusqu’à la place de la Palud, dominée par le beffroi de l’Hôtel de Ville, bâti en 1675. Sous son avant-toit, des motifs décoratifs et deux gargouilles expressives à l’effigie de dragons, rajoutées en 1698, accrochent le regard.
Un petit tunnel nous permet de contourner l’immeuble et de gagner la charmante place de la Louve pour un coup d’œil à l’Annexe de l’Hôtel de Ville, construite en 1914. Sous sa corniche, on découvre un alignement de blasons aux couleurs de Lausanne – rouge en bas et blanc en haut. « Ils représentent les cinq quartiers de la ville ancienne », précise Ariane Devanthéry. Le symbole de chaque quartier est peint sur les armoiries, telles les deux tours encadrant une porte pour la Cité ou la grille pour saint Laurent, symbole de son martyre. Pour l’anecdote, au Moyen Âge, la corporation des Rôtisseurs a revendiqué ce saint patron, brûlé sur un gril en l’an 258 à Rome.
Face à la place de la Louve, un grand édifice du début du XXe siècle porte encore l’inscription «Imprimeries – Ère nouvelle». Il atteste du rôle important qu’ont joué les imprimeurs lausannois qui ont édité quantité d’ouvrages pendant l’entre-deux guerres, lorsque le papier manquait à Paris. L’architecture de cet immeuble cossu révèle un mélange d’Art nouveau et de régionalisme: «À son sommet, les lucarnes, coiffées d’un toit comme un chalet, éclairaient probablement des chambres de bonnes à l’époque, indique la spécialiste. Entre les fenêtres du dernier étage, on distingue des bas-reliefs avec des soldats, peints selon le style hodlérien (du grand peintre suisse Ferdinand Hodler, ndlr).»
Nous retournons sur la place de la Palud. Au centre, la fontaine, bâtie au XVIe siècle, est surmontée par la statue de la Justice – l’originale est à l’abri au Musée Historique Lausanne depuis 1930 (lire aussi en pages 50-51). Comme le veut la tradition, elle a les yeux bandés et tient une balance et un glaive. «Ce sont ses jupes relevées qui sont inhabituelles, souligne Ariane Devanthéry. Ce détail peut symboliser la Justice en marche que rien n’arrête, ou signifier que la Justice n’a rien à cacher.» Quatre puissants de l’époque se trouvent à ses pieds : le pape, le sultan de l’Empire ottoman, l’empereur du Saint-Empire romain germanique et un bourgeois: même le simple citoyen est soumis à la Justice!
À l’est de la Palud, les Escaliers du Marché grimpent jusqu’au parvis de la Cathédrale. En bois dès le Moyen Âge, ils ont cette allure depuis le début du XVIIIe siècle. «Le toit a été conçu de façon à être suffisamment haut et large pour que deux femmes portant des paniers sur la tête puissent se croiser sans qu’ils ne tombent», renchérit notre guide. Après avoir gravi ces marches, notre balade s’achève sur les terrasses des Jardins du Vieux-Lausanne, une buvette champêtre qui s’ouvre en fin de journée à la belle saison. De là, la nuit tombée, en scrutant la Cathédrale, on apercevra peut-être Alexandre Schmid, nouveau guet titulaire de Lausanne. Comme ses prédécesseurs depuis 1405, il scande les heures, de 22h à 2h, du haut de la tour du beffroi de Notre-Dame.
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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 13).