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Ecrit sur le mur de Sharon

Plus personne ne semble à même de stopper Ariel Sharon et son jusqu’au-boutisme débridé. Quelles seront les conséquences politiques de ses parois de béton, tranchées, clôtures électriques et barbelés?

Plus que l’Intifada ou la guerre en Irak, le «mur de séparation» que construit Israël en Cisjordanie pour protéger les Israéliens contre les attentats suicide palestiniens risque de changer définitivement la donne au Proche-Orient.

Amorcé dans le Nord-Ouest de la Cisjordanie en juin 2002, cet ensemble de parois de béton, de tranchées, de clôtures électriques et de fils barbelés s’étend maintenant sur plus de 150 km. Il a été largement critiqué par l’ensemble de la communauté internationale, les Etats-Unis compris, pour son tracé qui empiète largement sur le territoire palestinien, parfois jusqu’à 22 km de profondeur. Pourtant, ce mur de séparation — aussi qualifié de «mur de l’apartheid» ou encore de «mur de la honte» par ses détracteurs — n’en finit pas de s’allonger.

Il a été conçu pour rattacher les colonies de peuplement juives les plus importantes à Israël, et certaines de ses sections commencent à étrangler Jérusalem et Ramallah, dans le centre de la Cisjordanie, et Bethléhem plus au Sud. Une fois achevé, il fera près de 700 km de long et aura annexé de fait près de 15 % de territoire cisjordanien à Israël.

Privilège de routine, les Palestiniens auront vu leurs malheurs bénéficier d’une couverture médiatique sans pareil. Quotidiennement, le monde entier peut assister aux séquelles humanitaires occasionnées par l’établissement du mur sur une société palestinienne déjà épuisée par plus de trois années d’Intifada: des familles divisées, des fermiers privés de leurs terres, des centaines d’hectares d’oliveraies détruits, des milliers de commerçants ruinés, etc. Au-delà, c’est la création même d’un Etat palestinien viable, condition sine qua non de l’établissement d’une paix durable dans la région, qui est condamnée.

Mais pour les Palestiniens, ce privilège médiatique ne semble cette fois-ci pas devoir se traduire par des gains politiques tangibles. Plus personne ne semble à même de stopper Sharon et son jusqu’au-boutisme débridé: ni la gauche israélienne encore en lambeaux, ni l’administration américaine figée par la perspective d’une défaite aux prochaines élections présidentielles, ni l’Europe, totalement dénuée d’influence en Israël, et ni les chefs d’Etat arabes, qui restent obsédés par la stabilité intérieure de leurs régimes.

L’establishment politique palestinien, miné par d’incessantes luttes de pouvoir, ne semble guère être en meilleure posture: «Comme à leur habitude, nous dit cet ancien militant du Fatah rencontré à Ramallah, les Palestiniens adoptent la pire des stratégies face à l’ennemi: la division. Mais la situation actuelle est autrement plus grave: Sharon est le plus sauvage des ennemis que l’on ait eu à affronter et Abou Ammar (Arafat) n’est plus assez fort pour fédérer tout le monde. Désormais Sharon est seul en jeu et rien ne l’arrêtera.»

Ces inquiétudes sont d’autant plus fondées que Sharon joue relativement bien le coup. Contestée, sa «barrière de sécurité»? Rejetées comme dérisoires, ses explications sur le caractère temporaire de son entreprise? Jugé suspect, son refus de se présenter devant la Cour internationale de justice de la Haye actuellement chargée de donner un avis consultatif sur la «barrière»?

Qu’à cela ne tienne, Sharon a déjà mis ses détracteurs dans sa poche en annonçant récemment, sans s’embarrasser de détails, un démantèlement prochain des colonies de peuplement juives à Gaza. Les Etats-Unis ont applaudi et insistent désormais pour insérer la proposition de Sharon dans leur feuille de route. Même le nouveau Premier ministre palestinien, Abou Ala, s’est vu contraint d’approuver, car le départ des colons des territoires occupés fait partie des principales revendications palestiniennes.

Pourtant, l’offre de Sharon n’a rien d’une offre de paix. «C’est un véritable marché de dupes», entend-on déjà ci et là, soit une étape de plus de son plan visant à se séparer unilatéralement des Palestiniens, tout en se donnant les moyens de continuer à les contrôler à moindre coût financier et humain. Au demeurant, il prend peu de risques sur le plan intérieur: tous les sondages le montrent, une majorité d’Israéliens approuve le retrait d’une bande de terre réputée ingérable.

Il n’y a pas que les Palestiniens qui s’inquiètent des visées de Sharon. La Jordanie craint que la dégradation de la situation ne provoque une nouvelle vague d’immigration massive de Palestiniens vers son territoire. Ce ne sont pas seulement les conséquences économiques désastreuses d’un tel transfert qui sont en cause. C’est la stabilité même du régime hachémite dont il s’agit.

On n’oublie pas à Amman que Sharon s’est toujours prononcé en faveur de la création d’un Etat palestinien de rechange («watan badil») en Jordanie comme solution au conflit du Proche-Orient. Avec son mur, pense-t-on ici, où il est appelé avec horreur le mur du «watan badil», Sharon chercherait aussi à remettre en cause la légitimité démocratique du roi Abdallah II et à y provoquer, in fine, l’avènement d’une république palestinienne. La pax Sharon est bel et bien en marche.

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Jalal Al Husseini, 36 ans, est docteur en science politique et chercheur en relations internationales. D’origine suisse et palestinienne, il est domicilié à Amman.