Dans dix semaines, dix nouveaux pays auront rejoint l’Union européenne. Mais leurs travailleurs viennent de découvrir qu’ils ne pourront pas y circuler librement. Explications.
A quatre-vingt jours de l’élargissement de l’Union européenne à dix nouveaux Etats, dont Malte, Chypre et huit rescapés de l’Europe communiste (Pologne, Slovaquie, Hongrie, Tchéquie, Slovénie, Estonie, Lituanie et Lettonie), la presse annonce les noms des futurs commissaires européens qu’ils ont désigné.
Certains journaux, comme Le Monde, vont même jusqu’à leur souhaiter la bienvenue. Curieuse bienvenue. Car la vieille Europe est parcourue par un frisson protectionniste qui la pousse à fermer ses frontières aux hommes.
Si, comme l’indique le site ad hoc, «l’élargissement est une des chances les plus importantes de l’Union européenne à l’orée du XXIe siècle», que vaut cette chance, si elle ne s’applique pas aux humains? Or, on le sait aujourd’hui, elle se fera encore attendre longtemps pour les premiers intéressés, les travailleurs de ces pays que la quasi totalité de la vieille Europe veut tenir à distance.
En effet, l’intégration des dix nouveaux Etats membres, effective le 1er mai prochain, provoque une cascade de mesures négatives quant à la liberté de circulation de la main d’œuvre. A part l’Irlande (présidente en charge de l’UE), toujours dopée par son boom économique, tout le monde craint pour l’équilibre de son marché du travail.
On découvre soudain des Européens plus craintifs que les Suisses! La semaine dernière, la Grande-Bretagne faisait savoir à Bruxelles sa volonté de bloquer pour deux ans (prolongeables selon les termes du traité d’élargissement jusqu’à sept ans) la circulation des travailleurs des pays de l’Est. La Belgique, la Finlande, la Suède, le Luxembourg, le Portugal, le Danemark et la Grèce sont sur la même longueur d’onde. La Hollande limite le contingent à 22’000 personnes la premières année. L’Autriche et l’Allemagne ont déjà annoncé leur refus de la libre circulation pour sept ans. La France, l’Espagne et l’Italie s’apprêtent à faire de même.
Or, les précédents élargissements l’ont abondamment prouvé, il n’y a pas eu de vastes déplacements de main d’œuvre lors de l’entrée de la Grèce, du Portugal ou de l’Espagne dans l’Union. Il n’y en aura pas plus demain avec les nouveaux venus. A moins d’être contraints et forcés, les gens préfèrent rester chez eux que partir découvrir l’inconnu.
Les craintes relèvent de ces angoisses métaphysiques, de ces réflexes nationalistes, de ces illusions protectionnistes que l’on retrouve un peu partout dans les partis de la droite populiste ou dans le mouvement syndical et à l’extrême-gauche. Elles sont utilisées par les gouvernants de manière purement opportuniste par crainte de ces extrêmes et prennent un relief particulier à l’approche des élections européennes de juin prochain.
Mais, direz-vous, cinq, six ou sept ans d’attente, ce n’est pas la mer à boire, les chances, ensuite, seront égales pour tous! C’est vrai. Mais ce qui compte dans la période d’euroscepticisme que nous traversons, c’est moins la réalité des chiffres que le rassemblement autour d’un idéal.
En interdisant la libre circulation des personnes, les membres de l’UE donnent une fois de plus des arguments à ceux — et ils sont nombreux — qui lui reprochent de ne s’intéresser qu’à l’économie, de ne favoriser que la circulation des marchandises et des capitaux. D’être en somme une énorme machine bureaucratique et antihumaniste.
C’est le reproche qui est aussi le plus souvent adressé à la mondialisation. Or en Europe, comme dans le monde, si l’avenir passe par l’ouverture des frontières, il implique que ces frontières soient aussi et surtout ouvertes à ceux qui souffrent le plus de leur existence, les hommes.