L’épreuve la plus dramatique qui nous guette aujourd’hui serait-elle la perte d’un téléphone portable? C’est ce que suggère la lecture de «Service clientèle», de Benoît Duteurtre. Le jeune auteur français, dont on avait déjà vanté les mérites ici, décrit dans son dernier livre une nouvelle forme de descente aux enfers.
Et dire que, sans cette lecture, j’aurais peut-être craqué! Une panne de voiture en rase-campagne et un important rendez-vous manqué avaient presque eu raison de ma détermination à vivre sans téléphone mobile. Merci à Duteurtre d’avoir su m’éviter le pire.
Son héros, un jeune quadra, journaliste et célibataire, reçoit pour Noël un portable extrêmement perfectionné. Il raconte. «Où que je sois dans le monde, je pouvais désormais me distraire grâce à une quantité de jeux électroniques, commander des taxis, envoyer ma photo, appeler la météo et accéder — via internet — aux milliards d’informations utiles pour ne pas se perdre dans l’existence».
Deux mois plus tard, l’oubli de ce précieux cadeau, sur le siège d’un taxi, précipitera son propriétaire dans de terribles épreuves. Incapable de rester suspendu face au vide, il tente de remplacer l’appareil. Commence alors pour lui un long périple, «l’Odyssée, mais beaucoup moins pittoresque».
«Cet appel vous sera facturé 83 centimes d’euro par minute. Veuillez taper sur la touche étoile… ». Médusé, il découvre que son temps d’attente s’est transformé en source de profits pour les opérateurs. Personne ne peut rien pour lui. Il se sent pris dans un vaste complot.
Sa carte bancaire lui joue des tours, il oublie le code de son immeuble, son ordinateur tombe en panne, on lui facture des abonnements non sollicités. Au fil de ces dysfonctionnements informatiques, notre héros découvre des entreprises dont la devise commune pourrait se résumer ainsi: vendre le plus possible avec le minimum de suivi.
Quittant, l’espace d’une page, la description minutieuse des tortures de son personnage, Duteurtre avance une explication.
Jusqu’à la chute du mur de Berlin, écrit-il, le capitalisme opposait son efficacité à la lourdeur de la bureaucratie communiste: la logique du marché à celle des files d’attente. Depuis, le capitalisme a gagné partout et le consommateur est redevenu son obligé, alors que la pub fait miroiter l’infini des plaisirs pour un prix modique.
Résultat, des caisses d’hypermarchés aux péages autoroutiers, des halls d’aéroports aux guichets d’ex-services-publics-privatisés, partout il faut attendre. «Nous assistons à la réintroduction des files d’attente communistes en pays capitaliste», dénonce-t-il avec un humour grinçant. Seule y échappe la nomenklatura aisée qui peut payer le maximum, déléguer les démarches pénibles ou s’offrir la business class.
Dans les stations suisses de ski, des initiatives originales viennent illustrer cette thèse. Depuis cet hiver, les propriétaires d’une GraubündenCard, payée trente francs, sont dispensés des files d’attente aux caisses des remontées mécaniques grisonnes. Pareil à Verbier, Nendaz, Crans-Montana et Villars.
Une nomenklatura des neiges se constitue.
Dans sa fable, Benoît Duteurtre n’évoque jamais, avec nostalgie, l’époque des agendas en cuir, des téléphones muraux ou autres vestiges d’une époque révolue. Il se contente de sourire de notre techno-dépendance, comme dans cette scène où son héros conteste la facture d’un service qu’il n’avait jamais demandé. A l’autre bout du fil, l’employée est catégorique: un célibataire de quarante ans qui n’adopte pas une connexion à haut débit est «quelqu’un qui a renoncé à toute ambition».
A n’en pas douter, les scènes désopilantes de «Service clientèle» me reviendront à l’esprit quand j’aurai à repousser les offres des opérateurs. Car c’est décidé, je vais continuer à me passer d’un téléphone mobile. Pour les mêmes raisons que j’expliquais ici.