Une excursion géologique en Valais a transporté Gérard Delaloye deux cent millions d’années en arrière. Il y a découvert l’Afrique.
J’avais samedi dernier de bonnes raisons pour me rendre tout au sommet de la Vallée de Bagnes. C’est là-haut que je suis né, fils d’un douanier chargé de surveiller la frontière italo-suisse pendant les moments difficiles de la seconde guerre mondiale. Autant dire que je suis tombé tout petit sur la question des frontières… Je ne manque pas, bon an mal an, d’y faire quelque pèlerinage régénérateur.
Des amis chers, dont la famille gère l’hôtel de Mauvoisin depuis 1875, y organisaient ce jour-là une excursion géologique sous la conduite de Marcel Burri, ancien professeur à l’Université de Lausanne, un homme qui connaît la région comme sa poche pour avoir travaillé sur le terrain depuis 1957 afin de dresser la carte géologique de la région, une carte qui vient de sortir de presse et qu’il se fit un plaisir de présenter aux participants avec la modestie propre aux vrais savants: une quarantaine d’années de travaux présentée à une cinquantaine de curieux pour qui ce sera sans doute l’unique leçon de géologie de leur vie.
Parmi ces curieux, une personnalité en vacances: Ruth Dreifuss, présidente de la Confédération qui, souliers de marche aux pieds, suivit la leçon itinérante avec l’attention soutenue des néophytes.
Mon penchant pour l’histoire m’a souvent conduit au dessus de Mauvoisin à la recherche de vestiges témoignant du passé médiéval de l’endroit à l’époque où toute la partie supérieure de la vallée était un fief aostain. Les frontières, alors, ne suivaient jamais la crête des montagnes, les puissants se faisant un devoir de contrôler les deux versants d’un col.
La petite chapelle qui domine aujourd’hui encore l’hôtel a été construite sur le tracé de fortifications anciennes fermant la vallée. De surcroît, à l’extrémité du lac artificiel formé par le barrage se trouvait le château de Quart construit pour contrôler le trafic – important au Moyen Age – entre la Valpelline au sud, Nendaz au nord, et Bagnes à l’ouest.
Cette contrée, connue aujourd’hui des seuls randonneurs, était alors un carrefour entre diverses vallées et un passage alpin fréquenté par des voyageurs (pèlerins ou marchands) qui, de Berne, franchissaient le Sanetsch pour descendre sur Sion et monter ensuite au col Fenêtre par des sentiers flanquant le Mont-Fort.
Au grand tournant de 1500, quand le monde entier vacille sur ses certitudes, les Bagnards se lancent à la conquête du sommet de leur vallée. Quelques accrochages sanglants se produisent dans la région de Chermontane, là où l’on produit encore l’un des meilleurs bagnes. Charles-Quint s’en mêle et donne tort aux Bagnards, mais ces derniers s’entêtent et finissent par avoir gain de cause vers 1550. Ces vastes étendues de caillasse parsemées de rares prairies seront leurs. C’est une histoire de mauvais voisinage (Mauvoisin!) et une querelle de frontière comme il y en eut des centaines dans l’histoire des Alpes.
Mon idée de la frontière bagnarde en serait restée là si je n’avais pas suivi Marcel Burri samedi dernier. Chemin faisant, exemples caillouteux à l’appui, le géologue nous découvrit les plissements de terrains comme autant de signes encore vivants du gigantesque combat que les éléments de la croûte terrestre se livrèrent il y a deux cent millions d’années. Le socle rocheux alors se fractionna pour laisser place à un océan à peu près à l’endroit où les seigneurs aostains construisirent leur château au Moyen Age, cet océan séparant (à cet endroit-là!) le socle européen du socle africain, qui prirent ainsi leur distance pendant quelques dizaines de millions d’années.
Sans doute saisi de remords, le socle africain se rapprocha à nouveau de son point de départ en faisant pression sur l’océan, puis il l’avala littéralement en le contraignant à se glisser sous lui, ne laissant en surface, à la fin du processus, qu’une espèce de no man’s land large d’un petit kilomètre séparant les montagnes qui reviennent à l’Europe (le Grand Combin par exemple) et celles qui sont africaines (le Mt Blanc de Cheilon ou le Cervin un peu en arrière).
Les divers cols de la région, dont le col Fenêtre, marquent la séparation entre les deux systèmes. La violence de ce processus, lisible dans la roche, n’a à nos yeux d’humains aucune commune mesure avec sa vitesse puisque ces nouvelles montagnes ont poussé (et poussent encore!) au rythme d’un millimètre par année. Avouez que discerner, inscrite dans la pierre, une frontière entre l’Europe et l’Afrique là où l’on aimait rêvasser sur les Aostains et les Bagnards ou sur les résistants italiens de la dernière guerre, dégage un souffle historique rare et fouette singulièrement l’imagination…