KAPITAL

La grande crise du fromage suisse (2e partie)

L’importation de fromage a désormais supplanté les exportations. Ce déséquilibre inédit met en péril les producteurs suisses. En cause: la perte de rentabilité des exploitations, qui souffrent de l’inflation et des marges des revendeurs, mais aussi les changements de consommation, qui favorisent désormais des fromages importés bon marché comme la mozzarella et délaissent les traditionnels Gruyère et Emmental. Pour contrer cette tendance, le secteur se mobilise.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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Retrouvez la première partie du dossier ici.

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Témoignages de fromagers

  1. Ferme Liaudat, spécialisation dans le bio

Transmise de génération en génération, l’exploitation de la famille Liaudat, située à Châtel-Saint-Denis (FR), n’a eu de cesse d’évoluer et de se diversifier. Patrick Liaudat a repris l’exploitation familiale en 1997, au décès de son père. La vétusté des bâtiments pousse alors le Fribourgeois à rénover une première fois, avant de transformer et d’agrandir l’exploitation en 2003 afin d’y accueillir plus de vaches.

«Lorsque j’ai repris la ferme, nous fabriquions 90’000 kg de lait par an. Désormais, nous en livrons 250’000 à la fromagerie Prayoud de Châtel-Saint-Denis et 40’000 à une fromagerie d’alpage. C’est une belle évolution.» Aujourd’hui, il y travaille avec sa femme, ses enfants, sa mère et le compagnon de sa mère. «Mon premier fils nous rejoindra totalement à la fin de son apprentissage. Nous avons aussi des aides durant la période des foins, en été et au printemps, lorsqu’il faut préparer la montée à l’alpage.»

L’agriculteur vise aussi à se diversifier, et a construit un poulailler d’une capacité de 2’000 poules en 2007. «Les 648’000 œufs pondus durant l’année sont vendus à un grossiste et également proposés dans un ‘self-service’ aménagé à côté de la ferme.» Les consommateurs doivent inscrire leur nom, le nombre de produits achetés et le prix sur une liste. «Cela nous permet de voir qui consomme nos œufs. Certaines personnes font spécialement le déplacement.»

Afin de valoriser ses prix, Patrick Liaudat certifie son lait Bio Suisse en 2000. Il écoule ainsi sa production à deux fromageries produisant du Gruyère AOP. «Entre 2022 et 2023, la concurrence des produits étrangers a engendré une restriction de production de Gruyère AOP de 20%. Heureusement, les alpages étant épargnés par cette mesure, je n’ai pas ressenti les effets de ces changements.»

Depuis 2019, la ferme accueille, sur demande, des écoliers de la région pour des visites avec dégustation de lait, gruyère et vacherin. «C’est important de montrer aux jeunes générations ce que l’on fait, qu’elles sachent par exemple d’où vient le lait.»

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  1. La Ferme des Trontières, diversifier les méthodes de vente

«Nous sommes une exploitation fromagère familiale, qui transformons uniquement le lait de nos vaches. Nous associer à des grossistes aurait signé notre arrêt puisqu’il nous aurait été impossible de survivre avec les prix d’achat imposés aujourd’hui par la grande distribution.» Samuel Berclaz est propriétaire de La Ferme des Trontières à Randogne en Valais. Sur son exploitation établie sur les pentes de Crans-Montana, il s’occupe avec sa femme Séverine, ses fils, un apprenti et un employé, d’une trentaine de vaches laitières – des vaches brunes et quelques Hérens. Ils produisent environ 150’000 litres de lait par année avec lesquels ils fabriquent 15 tonnes de différents fromages, comme par exemple du fromage à raclette AOP, de la tomme et autres produits fermiers.

Le couple a fait le choix de vendre uniquement en direct. Ils bénéficient notamment de l’activité touristique de la région pour perpétuer cette méthode de circuit court. «Nous vendons environ un tiers de notre production à des restaurateurs et aux magasins régionaux, un tiers en vente directe et aux manifestations, et un tiers avec notre distributeur.» La Ferme a en effet installé un distributeur automatique de fromage devant son exploitation en 2015. «C’était une évidence! Les clients peuvent ainsi passer prendre du fromage tous les jours et à toute heure, par exemple en redescendant des pistes, sans que nous soyons obligés d’être présents.»

Samuel Berclaz travaille sur la ferme de son père et de son oncle depuis sa jeunesse. C’est donc naturellement qu’il a repris le flambeau à la fin des années 1990. Il décide alors de déménager l’exploitation du centre du village où elle était historiquement basée, pour la regrouper en un seul lieu plus à l’écart. «Il faut s’adapter: les exploitations se sont regroupées au fils des ans, puis mécanisées, pour alléger le travail.» Côté consommation, «si auparavant les fromages se vendaient entiers, il faut aujourd’hui plutôt vendre des portions coupées». Pour le fromager de 50 ans, la relève est assurée: ses trois fils se forment aujourd’hui dans l’agriculture et travaillent déjà sur l’exploitation familiale.

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  1. La fromagerie du Loup, cibler une clientèle précise

Sur son domaine de près de 60 hectares, qui compte environ 50 vaches, Blaise Chablaix confectionne ses propres fromages artisanaux, écoulés en vente directe dans sa fromagerie baptisée la «Fromagerie du Loup». Derrière la vitrine de sa boutique située au Sépey (VD), se trouvent notamment sa fondue aux herbes et son fromage à pâte dure «Le Lioson», nommé ainsi en l’honneur du lac de montagne éponyme situé sur les hauteurs du village.

Lorsqu’il a repris la ferme de ses parents en 1988, il a pressenti que le salut économique de la production laitière passerait par sa transformation sur site. Il décide alors d’investir dans des équipements de fromager. Aujourd’hui, son établissement produit 10 tonnes de fromage par an, dont quatre finissent sur les étals de sa boutique, alors que les six restantes sont vendues à la coopérative de L’Étivaz.

Le fromager a ainsi réussi à trouver le bon segment de clientèle, qui est prêt à débourser plus pour des produits bio et locaux, ce qui lui permet même d’enregistrer une légère croissance de ses ventes ces dernières années. «Nous veillons aussi à ne pas produire plus que ce que notre petite entreprise de quatre personnes peut assumer. Tout accroissement des volumes ajoute à la gestion des stocks, de l’emballage et du marketing.»

L’exploitation vaudoise tire son épingle du jeu grâce à sa fibre artisanale et à son ancrage solide dans le marché local. Blaise Chablaix s’estime chanceux et constate que de nombreux acteurs de la branche souffrent notamment à cause du franc fort qui plombe les exportations. Les marges quant à elles rétrécissent d’année en année, la faute à des coûts de production toujours plus élevés. «On nous conseille souvent d’augmenter nos prix de vente, mais je préfère proposer mes produits à des tarifs accessibles tant que c’est encore possible.»

Après un essai non concluant en 2000, le fromager exclut aussi toute collaboration avec les grandes surfaces. «Ils m’avaient offert un contrat intéressant pour me pousser à investir dans de nouvelles installations, mais j’ai constaté qu’ils commençaient aussi à négocier les prix à la baisse. Je refuse de travailler dans ces conditions.»

Le boum du fromage végétal

Souvent choisies pour des raisons éthiques ou de santé, les alternatives véganes aux produits laitiers séduisent toujours plus de consommateurs suisses. Entre 2017 et 2021, les ventes de substituts au lait de vache à base d’amande, de soja ou de noix de cajou ont connu une augmentation fulgurante d’environ 80% en Suisse, selon une étude de l’Office fédéral de l’agriculture. Parallèlement, l’association Swissveg a enregistré une hausse de +14% par année du nombre de personnes végétariennes (+5,4% en 2022) et véganes (+0,7% en 2022) depuis 2017.

En Suisse, des entrepreneurs ont décidé d’investir ce marché en croissance, à l’instar de New Roots. «Bien que 30% de nos clients se déclarent végans ou végétaliens, les 70% restants concernent des profils variés, détaille Alice Fauconnet, co-fondatrice. Nous supposons qu’il s’agit de personnes intolérantes au lactose ou flexitariennes, qui désirent consommer moins de produits laitiers pour des raisons écologiques, de santé ou liées au bien-être animal.»

Le co-fondateur de l’entreprise, Freddy Hunziker, confectionne ses premiers fromages au lait végétal en 2014, pour leur consommation personnelle. «Nous trouvions les produits végans industriels décevants et le goût du fromage ainsi que la culture et les traditions qui s’y rattachent nous manquaient. À la base, l’idée n’était pas de créer une entreprise!»

Le duo fonde New Roots en 2016 avec une petite production artisanale, qu’il vend sur le marché local de Thoune (BE). Depuis, la crèmerie végane s’est installée dans une usine de 4’000 m2 à Oberdiessbach (BE), et emploie 33 personnes. «Le partenariat conclu avec la Coop en 2018 représente 90% de notre chiffre d’affaires. Nous sommes aussi présents dans des magasins bio suisses, sur divers marchés européens et à la Migros depuis 2020.»

Savoir-faire traditionnel

Alice et Freddy ont appris leur métier auprès de fromagers traditionnels. «L’enjeu consiste à valoriser ce savoir-faire, tout en innovant afin d’obtenir des produits artisanaux, dont le goût se rapproche le plus possible de celui des fondues, raclettes et camemberts classiques», explique Alice Fauconnet. Les fromagers de New Roots appliquent ainsi les mêmes méthodes de fermentation et d’affinage que celles utilisées en fromagerie traditionnelle.

Jusqu’en 2022, les produits New Roots étaient fabriqués à partir de noix de cajou équitables, importées du Burkina Faso et du Vietnam. L’entreprise intègre désormais des graines de lupin suisses et des pois chiches italiens dans certains de ses produits. «Il s’agit de réduire au maximum notre impact environnemental en travaillant à terme uniquement des matières premières suisses.»

Depuis 2019, la crèmerie verse 1% de ses ventes totales à des sanctuaires pour animaux et des programmes de transition pour les agriculteurs, notamment au travers de l’initiative TransFARMation. «Le but consiste à soutenir les agriculteurs qui le désirent à opérer un changement vers de nouveaux modes d’exploitation, plus écologiques et respectueux des animaux. Certains producteurs viennent aussi visiter nos locaux. Le dialogue est ouvert et l’intérêt véritablement mutuel.»

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Le Gruyère, un patrimoine à préserver

Bataille juridique

Depuis 2013, l’Interprofession du Gruyère (IPG) s’est battu afin de labelliser la marque «Gruyère» aux États-Unis. «Au-delà du marché américain, notre but consistait à empêcher les entreprises européennes d’exporter leur fromage sous le nom de Gruyère, qui désigne un produit associé à une région spécifique, détentrice d’un savoir-faire particulier», précise le directeur de l’IPG Philippe Bardet. Début 2023, une cour d’appel a toutefois décidé qu’il s’agissait d’un nom commun que tout producteur peut utiliser. «Cette décision servira peut-être de précédent pour d’autres noms comme le cognac ou le parmesan», regrette le directeur.

Exportations

En 2023, le nombre d’exportations de Gruyère a légèrement baissé par rapport aux années précédentes. Ce recul n’est toutefois pas lié à d’éventuelles répercussions négatives suite à l’arrêt de la cour d’appel américaine. «L’augmentation des prix engendrée par la hausse des coûts de production en septembre 2022 a notamment constitué un frein. Néanmoins, la tendance reste positive.» Les États-Unis sont en outre la première destination des exportations du Gruyère, avec 3’500 tonnes en 2023.

Communication et accords bilatéraux

Afin de continuer à valoriser le Gruyère auprès des consommateurs, l’IPG entend développer ses axes de communication. «Les premiers écrits parlant du ‘fruit des alpages’ datent du 12e siècle. Il s’agit d’expliquer le lien indissoluble entre ce fromage et le savoir-faire d’alpage. La récente inscription de la saison d’alpage au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO constitue en ce sens une vraie reconnaissance.» Le renforcement d’accords bilatéraux devrait aussi permettre d’améliorer la protection des appellations suisses à l’avenir.