CULTURE

«Pour faire de la musique aujourd’hui, il faut être forcément auto-entrepreneur»

Précurseur des musiques électroniques en Suisse, Stephan Kohler alias Mandrax, DJ et producteur lausannois, s’est produit dans les plus grands clubs du monde. Près de quarante ans après ses débuts, il continue de composer et de mixer dans des lieux soigneusement sélectionnés.

Qu’est-ce qui vous a mené derrière les platines?

Mandrax: Je faisais partie de Koprock, l’association à la base de la Dolce Vita (club mythique lausannois, ouvert de 1985 à 1999, ndlr). J’étais venu le jour de l’inauguration avec Francis, le patron du magasin Disc-à-Brac, qui existe toujours. Je l’aidais à porter son matériel. Il m’a montré comment enchaîner deux disques pour faire danser le public. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à passer des disques au club, puis ailleurs.

Pourquoi ce nom, Mandrax?

C’est lié à Mandrake, le magicien. C’était juste une appropriation du nom en Mandrax, pour que ce soit plus drôle. Rapidement, il y a eu les Mandrax Dance Parties.

Qu’est-ce qui vous a plu dans le fait de mixer?

J’étais obsédé par la musique depuis des années. Surtout par le groupe The Clash et les métissages qui ont suivi. Je sortais dans des fêtes sauvages un peu partout à Lausanne dès le début des années 1980. Sur le plan musical, c’était très mélangé. Puis plus tard, j’ai commencé à mixer à la Dolce Vita, qui n’était pas qu’un club de rock. Toutes les musiques y étaient proposées. Et puis, je suis parti en Angleterre juste avant l’explosion de la house. C’est à mon retour qu’on s’est lancés dans l’organisation de raves sauvages avec Patrick Duvoisin, alias Rollercone. On a commencé à faire ça comme si notre vie en dépendait.

Vous-même n’aimez pas particulièrement danser…

C’est vrai, mais j’aime faire danser les gens et j’ai toujours été sensible à différents types de musiques, ce qui, au début, me semblait être un problème, avant de comprendre que c’était un atout. J’ai trouvé ma place derrière les platines, sinon, en effet, je ne serais jamais resté aussi longtemps dans des clubs. En plus, être DJ me permettait d’exercer une influence sur la musique qui passait, plutôt que de souffrir d’un mauvais DJ.

C’est quoi, un bon DJ?

En fait, je n’ai jamais été un grand technicien. En revanche, j’ai un propos musical, un point de vue et je parviens bien à ressentir ce que les gens perçoivent lorsqu’ils dansent. Je sais jouer avec ça, créer une atmosphère, placer des titres intéressants qu’ils n’ont pas forcément envie d’écouter. Il faut établir un lien qui fait qu’au bout d’un moment, tout se transforme en une communion, une symbiose autour de la musique.

Ce ressenti du public s’acquiert-il?

Il faut avoir une certaine sensibilité, avoir du goût. Et après, on apprend par l’échec. En faisant des essais, puis en se rendant compte qu’avec tel ou tel type de musique, d’énergie, ça passe ou ça casse. On apprend à jouer sans craindre de vider la piste de danse et on parvient à captiver des gens parfois réfractaires. Au début, c’est un peu effrayant, mais on finit par jongler avec cette donnée. C’est à l’inverse de tout ce qu’on voit aujourd’hui avec les DJ Instagram et les sets préenregistrés. On n’y arrive pas parce qu’on a un profil sur les réseaux sociaux ou parce qu’on a une technique, un ordinateur qui fait tout. C’est un apprentissage qui prend des mois, voire des années, je pense.

À quel moment vous êtes-vous dit que vous pouviez en faire votre profession?

Je n’ai jamais pensé que cela arriverait. Au début, j’ai vaguement essayé de le faire à côté de mes études de médecine. Mais comme j’étais un obsédé de musique, il m’est devenu impossible d’étudier en parallèle. Et forcément, à partir du moment où on a commencé à faire des fêtes et que des centaines, voire des milliers de personnes y assistaient, je n’avais plus qu’une envie, c’était de m’immerger de plus en plus dans la musique, puis dans la production. C’est quelque chose qui est venu graduellement. J’ai grandi en même temps que tout le développement des musiques électroniques.

Vous avez vécu à New York de 1992 à 2000, d’où vous rayonniez un peu partout dans le monde. Qu’est-ce que cette ville vous a apporté?

Comme j’avais commencé à Lausanne et que ça fonctionnait aussi pour moi en Suisse et en Europe, j’avais envie d’aller plus loin et de m’investir dans la création musicale. Et comme New York est le berceau de toutes les musiques que j’ai écoutées, j’ai voulu m’y plonger. Il y a ce dicton qui dit : si on y arrive à New York, on y arrive partout. Donc je suis parti m’y installer, pour aussi entrer en contact avec toute la musique que je jouais depuis le début de mes années de DJ, des années de la Dolce Vita à mes propres fêtes, ce mélange de post-punk, de rap, de house, de disco. Pour moi, c’était assez clair qu’il fallait que je parte là-bas. J’ai très vite capté la devise : c’était «marche ou crève». Quand je suis arrivé, la ville n’était pas encore trop gentrifiée, c’était encore chaotique par endroits et bon marché, ce qui permettait à énormément de musiciens d’évoluer. Donc, il y avait une scène artistique très fournie.

Ensuite, vous rentrez vivre à Lausanne. Pourquoi?

Je mixais souvent en Europe, bien que j’habite à New York, ce qui m’a épuisé. Et la Suisse était un bon hub. Lausanne, pour moi, c’était simple, proche de l’aéroport. Il a fallu un sérieux moment d’apprentissage et de réadaptation pour arriver à fonctionner ici.

Dans les années 2010, vous avez porté une nouvelle casquette, celle de tenancier de café en reprenant le Saint Pierre, à Lausanne, avec plusieurs amis. Cela paraît plutôt saugrenu…

Au départ, c’est juste parce qu’on en rigolait avec notamment Christophe Roduit et Anne Pittet, qui venaient à l’origine du Pully For Noise Festival. L’idée n’était pas de reprendre simplement un café, mais d’en faire un bar musical, une scène de trentenaires et plus, un lieu de rassemblement pour des gens intéressés par la musique, mais moins par les clubs. M’associer avec eux, c’était aussi retrouver des gens qui étaient issus du milieu musical. Il y a toujours la musique qui est à la source, et donc qui permet de faire des choses d’une manière moins marchande, plus basée sur la culture ou sur le son.

Vous avez ensuite travaillé à la Haute école de musique de Lausanne. C’était pour partager votre expérience musicale?

Il y a deux choses. D’une part, l’envie de partager une expérience, vu que cela faisait quand même très longtemps que j’étais actif dans le domaine. Pour faire de la musique aujourd’hui, il faut être forcément un peu auto-entrepreneur, il faut maîtriser d’autres métiers. Mon idée était d’arriver à concentrer diverses formations au sein d’un département des musiques actuelles. L’autre chose, c’était la défense des musiques actuelles qui restent le parent pauvre de la formation et de la culture.

Quels sont les artistes suisses du moment qui vous plaisent?

En Suisse romande, il y a plusieurs jeunes artistes que j’apprécie, comme Shuttle, un chanteur et musicien qui a un véritable univers. Il y a aussi le chanteur italo-pop Valentino Vivace et La Machinerie, un collectif de musiciens avec qui Valentino collabore. J’aime aussi des talents émergents comme Nvst et Alex Nantaya, jeunes femmes DJ techno, ou encore la scène rap de Genève avec notamment Makala et Varnish La Piscine.

Et comment se dessine le futur de vos activités?

À travers notre studio Magneto et le groupe Shakedown, deux projets développés avec mon frère Sébastien. On vient de sortir un nouveau single en Angleterre, sur Glitterbox, un sous-label de Defected qui était déjà notre label à nos débuts. Nous avons continué à faire de la musique d’une manière ou d’une autre. Cette fois, c’est un vrai retour de Shakedown, avec plusieurs singles et un album qui sort en 2024. Au niveau de l’univers musical, ce sera différent des deux premiers albums, plus métissé en termes d’influences, même si ça reste quand même très électronique et relativement groovy.

Et votre activité de DJ?

J’ai juste baissé la cadence, en fait. Je ne fais que les dates qui me font plaisir, où je sais que je vais pouvoir jouer dans un environnement qualitatif, devant un public réceptif.

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Bio express

3 mars 1966 « Naissance à Partille, bourgade à côté de Göteborg en Suède, où mes parents vivaient avant de venir en Suisse huit mois plus tard.»

Septembre 1980 «Début de Lôzane Bouge, période intense de plusieurs mois de manifestations pour des revendications sociales.»

6 mai 1981 « Concert du groupe The Clash à Beaulieu qui m’a permis de voir pour la première fois le groupe phare de ma jeunesse. »

12 avril 1985 « Ouverture de la Dolce Vita. J’y ai appris énormément et cela a été déterminant pour la suite de mon parcours. »

Avril 1992 « Déménagement à New York. J’ai habité pendant huit ans dans l’East Village et le Lower East Side. »

Mai 2002 « Sortie du premier album de Shakedown et succès du titre At Night en Angleterre, avec entre autres une apparition à Top of the Pops, show mythique de la BBC. »

Décembre 2018 « Ouverture du studio Magneto, laboratoire électronique et centre de compétences en musiques actuelles, où mon frère et moi travaillons sur nos projets divers. »

2024 « Avec Shakedown, on va sortir un nouvel album, plus métissé en termes d’influences, même si ça reste quand même très électronique et relativement groovy. »

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Les adresses de Mandrax

Culture Café: (Rue de Genève 6, Lausanne): «C’est un lieu assez bien caché, qui ne paie pas de mine. C’est ma cantine, l’endroit où je prends mes repas de midi et mange sainement. »

Restaurant Café des artisans: (Rue Centrale 16, Lausanne): «C’est un café en pleine ville, idéal pour les apéros l’été en terrasse et le repas le samedi pendant le marché, avec des tenanciers très orientés musique.»

Café – kiosque Le Montriond: (Avenue Dapples 25, Lausanne) «Un autre café très sympa, à côté de la place de Milan, sa colline et sa coupole improbable au sommet.»

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 12).