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Un grand film-fantôme de Jacques Rivette

Avec «L’histoire de Marie et Julien», le cinéaste livre une rêverie sur l’amour fou et le sexe comme parade à l’effroi. Un magnifique objet de cinéma, actuellement à l’affiche.

Il se trouvera autant de gens pour le haïr que pour l’adorer, tant «L’histoire de Marie et Julien» est un film personnel, une sorte de synthèse de l’oeuvre de Rivette, ce grand rêveur qui a fait du cinéma l’endroit où les morts viennent interpeller les vivants pour leur demander de les délivrer de leur sortilège.

Car, comme l’écrivait Baudelaire, «Les morts, pauvres morts, ont de grandes douleurs». On comprend mieux alors l’envoûtement, ou l’ennui profond, c’est selon, que produisent la plupart des films de Rivette sur le spectateur: son cinéma est hanté.

Synthèse thématique tout d’abord. On y retrouve les motifs récurrents de l’auteur de «Céline et Julie vont en bateau» auquel «L’histoire de Marie et Julien» fait beaucoup penser: goût du complot, sens de la cachotterie, gestes magiques, mystère des objets de l’enfance, théatralisation de l’espace — ici, un manoir lugubre au coeur de Paris –, amour de la duplication, des personnages comme des scènes, génie du ressassement, et conception du temps en spirale. On y ajoutera la présence des chats, ces radars des présences d’outre-tombe.

Synthèse d’une vie ensuite. «L’histoire de Marie et Julien» est littéralement un film-fantôme puisque Jacques Rivette en avait commencé le tournage en 1975, avec Albert Finney et Leslie Caron, avant de l’interrompre par K.O. technique. Cette oeuvre mort-née s’est baladée dans les limbes jusqu’à ce que Rivette trouve de nouveaux corps à habiter, ceux de Jerzy Radziwilowicz, déjà à l’affiche de «Secret Défense» et surtout celui, incandescent, charnel et enfantin, d’Emmanuelle Béart qui fut sa «Belle Noiseuse.» Rivette aime revenir à ses comédiens, ses comédiennes surtout, toujours les mêmes. Là encore, une histoire de revenants.

Julien, la quarantaine, réparateur d’horloges, vit seul avec son chat dans une grande maison, dont il n’occupe que le rez-de-chaussée. Alors qu’il n’a nul besoin d’argent, il fait chanter Madame X (Anne Brochet, dont c’est le grand retour), une antiquaire soupçonnée de confectionner de fausses étoffes anciennes. S’il connaît tout de son petit commerce, il ne sait rien en revanche de ce qui lie madame X à Marie, une femme dont il est tombé amoureux une année auparavant, qu’il vient de retrouver par hasard et qu’il a installée chez lui. Julien a besoin de Marie pour vivre et Marie de Julien pour survivre.

Mais le comportement de la jeune femme est intriguant: pourquoi doit-elle s’arracher aussi brusquement des bras de son amant? Pourquoi se fige-t-elle ainsi sans raison? Quelle langue parle-t-elle quand elle est seule? Que bricole-t-elle des journées entières dans la chambre bleue? Quelle complicité entretient-elle avec le chat Nevermore? Pourquoi quitte-elle le manoir l’après-midi pour aller dormir à l’hôtel? Comment s’est-elle procurée la lettre d’une morte? Par quel prodige ne saigne-t-elle pas quand elle se blesse?

Comme à son habitude, Rivette suscite notre curiosité de spectateur en laissant traîner, tel un petit Poucet, ses minuscules cailloux blancs. Avec lui, le monde de l’enfance et des contes n’est jamais loin. D’ailleurs Marie et Julien, après s’être étreints trois fois en silence, prennent l’habitude en faisant l’amour de se raconter des histoires érotiques remplies de personnages inquiétants. «Raconte-moi encore la forêt», dit Marie à Julien/Barbe Bleue. Puis, «empêche-moi de dormir», le supplie-t-elle pour ne pas avoir à confronter ses cauchemars nocturnes, comme si les jeux de l’amour étaient, pour les adultes, la seule manière d’éloigner leurs démons.

Le sexe, ici, est aux antipodes de l’effroi décrit par Pascal Quignard. Il console et protège tous les orphelins de la terre. Il donne aussi l’illusion d’être vivant. Ne serait-ce que pour la beauté abrupte de ces scènes-là, si familières et énigmatiques, le film de Rivette est bouleversant. Mais il l’est plus encore quand on découvre le secret de Marie, dont on ne dira rien, sinon qu’elle est morte. Julien accepte cette incroyable révélation comme une évidence.

«L’histoire de Marie et Julien» est un film fantastique qui évoque moins «Sixième sens» ou «Les Autres», deux films qui postulent la vie des morts parmi les vivants, que la littérature romantique du XIXe siècle. Des figures comme Baudelaire, Théophile Gautier, Nerval (dont Rivette s’était inspiré pour sa tétralogie «Les Fille du feu»), mais aussi Hoffman et Edgar Poe veillent sur ce film avec amour.

Film atemporel (rien ne permet de dire quand l’action se situe), «L’Histoire de Marie et Julien» règle sa temporalité sur les horloges détraquées que répare Julien, entretenant ainsi une subtile confusion entre passé, présent, rêve et réalité. Si le film est austère et ténébreux (la lumière ne semble jamais se réfléchir), «L’Histoire de Marie et Julien» n’a rien d’un huis-clos dramatique. Constamment traversé par l’humour rivettien, tout ce bazar emprunté aux superstitions populaires, il est à l’image du chat, Nevermore, un hymne à l’amour fou observé avec malice, discrétion ironique et intimité.

Mais un hymne qui sait préserver son mystère bien au-delà de son élucidation. Voilà pourquoi, dans les films de Rivette, on finit toujours par donner sa langue au chat.