KAPITAL

Restauration: trouver ses marges

Seules 10% des restaurants arrivent à répercuter complétement l’inflation sur leurs prix. Du kebab à la bistronomie, en passant par l’étoilé et le café de village, quel est le modèle d’affaire le plus rentable?

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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«La haute gastronomie est certainement le secteur de la restauration où les marges sont les plus faibles.» Stéphane Décotterd est chef étoilé du restaurant Maison Décotterd, installé à l’Ecole hôtelière de Glion (VD). D’après une étude menée auprès des restaurants Michelin, la rentabilité moyenne d’une table étoilée est d’environ 3%. Pour le cuisinier, de moins en moins de chefs exploitent seuls leur restaurant gastronomique, préférant «ouvrir des bistrots, des brasseries, des services traiteurs ou une offre hôtelière», où les marges sont meilleures, notamment parce que les standards sont plus faibles et la masse salariale plus restreinte. Il a d’ailleurs lui-même ouvert un bistrot et un lounge bar à côté de son restaurant pour obtenir une meilleure rentabilité économique et attirer une nouvelle clientèle.

Pour les restaurants de fast-food, la situation est différente, mais toujours fragile. «Les grandes chaînes comme McDonald’s, Burger King ou KFC s’en sortent bien grâce à leur taille qui leur permet de faire des économies d’échelle, mais pour nous qui essayons de prendre des produits de qualité avec un soucis environnemental et social, c’est plus compliqué», explique Yohann Pellaux, cofondateur en 2020 de Alles Gut! Gemüse Kebab à Genève, qui compte 15 employés pour un total de 5 équivalents temps plein. Transparent sur ses finances, l’ancien étudiant de la Haute école de gestion détaille le prix de revient de son kebab. «Pour un prix de vente de 13,50 francs, 36% du prix correspond aux ingrédients, 30,3% à la masse salariale, 11% aux emprunts, et 6,7% au loyer. Les 2,17 francs restants sont ensuite consommés par des frais d’énergie, de gestion des déchets ou encore d’assurances.» L’enseigne ne fait donc pour le moment aucun profit, «d’autant plus que les prix ont augmentés avec l’inflation». Tous leurs bénéfices sont réinvestis, un des cofondateurs se rémunère à hauteur de 2’000 francs brut par mois et les deux entrepreneurs continuent de travailler en parallèle, dans une buvette pour l’un, dans un EMS pour l’autre. Une fois les emprunts remboursés, Yohann espère néanmoins pouvoir atteindre un bénéfice d’environ 5%.

Souplesse et adaptation

«Je plains ceux qui se sont lancés dans la restauration pendant ces deux dernières années», dit Jacqueline Rosset, gérante et cheffe du restaurant La Treille depuis 23 ans. Situé à Montcherand (VD), ce restaurant de village qui emploie deux personnes, n’est pas épargné par la hausse des prix. «Il faut faire avec, nous avons augmenté le prix de notre menu du jour d’un franc. Mais l’avantage de l’ancienneté c’est d’avoir une clientèle fidèle. Les villageois jouent le jeu et je peux atteindre une marge de 10%. Même pendant les confinements ils venaient prendre mes plats à l’emporter.» Retraitée depuis trois ans, la restauratrice complète sa rente AVS de 1’960 francs par mois avec les bénéfices qu’elle tire de son entreprise.

À Carouge (GE), le chef Romain Desvenain a repris le Bistrot du Lion d’Or en octobre 2022. Il emploie huit personnes, se rémunère 5’500 francs brut par mois avec un 13ème et vise une marge de 5%. «En temps normal, un restaurant comme le mien devrait faire 10% de bénéfices avant imposition, mais là c’est impossible.» Il constate notamment une hausse de 30% sur les prix de la viande, et des produits laitiers qu’il ne peut reporter entièrement sur le prix de ses plats. Peu y parviennent: seulement 10% des restaurants ont répercuté l’inflation des prix sur leurs menus selon GastroSuisse, faîtière des entreprises du secteur. Ancien élève du chef aux trois étoiles Michel Guérard, Romain Desvenain joue avec l’esprit bistronomique de sa cuisine. «Il faut être malicieux, savoir choisir des pièces de viande ou des légumes moins chers, et les travailler avec finesse et gourmandise.» Il évite par exemple l’entrecôte et propose plutôt sur sa carte une joue de bœuf.

«Le budget prévisionnel d’un restaurant fait partie d’un business plan qui doit être établi avec le plus grand soin», dit Peter Neuhaus, conseiller d’entreprise chez Gastroconsult. Cette entreprise de 160 collaborateurs est experte en matière de fiduciaire et de conseils dans le milieu de la restauration. «Les deux principaux postes de dépenses d’un restaurant seront toujours les salaires et le coût des marchandises. On ne peut pas faire de généralisation, chaque restaurant ayant son propre modèle, il faut donc analyser avec soin son chiffre d’affaires et chacune de ses dépenses.» Dans le cadre d’un grand restaurant, le chef Philippe Décotterd recommande de «gérer rigoureusement ses stocks, de travailler en flux tendus avec des produits frais, tout en diminuant l’offre de la carte».

Le fléau du no-show

Présente dans douze pays, et recensant près de 60’000 restaurants, l’application de réservation TheFork enregistre plus de 20 millions de visites mensuelles. La réservation d’une table se fait généralement en un geste, il est donc facile de l’oublier ou de ne pas l’honorer. Ce taux dit de «no-show» représente presque 2% des réservations en 2023 selon l’entreprise leader du domaine. Sur le site de réservation suisse, MyLocalina, ce taux a doublé depuis 2019, ce qui signifie qu’environ un client sur 213 ne se présente pas. Et une table bloquée peut rapidement coûter cher: ces absences représentent un manque à gagner allant de 5% à 20% du chiffre d’affaires annuel selon l’agence de placement de personnel GE-RH.

«J’ai repris mon restaurant très récemment, je suis donc obligé d’être sur TheFork pour me faire connaître, c’est indispensable, explique le chef Romain Desvenain du Bistrot du Lion d’Or (GE). La perte liée au no-show est très lourde lors des gros services. Par exemple à la Saint Valentin, avec un menu spécial à 200 francs, si quatre personnes ne viennent pas, je perds 800 francs.»

Corinne Bessire, gérante du restaurant étoilé Le Cigalon à Thônex (GE) met désormais ces clients sur liste noire. «J’enregistre leur numéro de téléphone, et la prochaine fois qu’ils essaient de réserver je leur dis simplement que nous n’avons plus de table disponible», expliquait-elle à la RTS en février. Le surbooking est une autre pratique mais souvent trop risquée puisqu’elle peut impacter négativement la réputation de l’établissement. Autre solution: plusieurs villes dans le monde demandent désormais des pré-paiements lors des réservations. Comme une caution, ce montant peut être retenu par le restaurateur en cas d’annulation non annoncée. Une stratégie hasardeuse selon le chef Romain Desvenain, qui craint que ces contraintes freinent la totalité des envies de réservations.