- Largeur.com - https://largeur.com -

La multinationale suisse qui vend de la propreté

Transformer les matières viles en métal précieux: c’est un peu le rêve des alchimistes qu’a réalisé Markus Weisskopf. Depuis dix ans, cet entrepreneur bâlois gagne des millions en soumettant les toilettes publiques aux lois du marché. «L’idée m’est venue en 1993, en rentrant d’un voyage, raconte-t-il. J’étais en transfert à l’aéroport de Munich et j’ai été surpris de ne pas trouver de toilettes décentes. Comme beaucoup de voyageurs autour de moi, j’aurais été prêt à payer pour ce service. C’est ainsi que je me suis intéressé à ce modèle économique.»

Dix ans plus tard, l’ancien consultant de l’institut Prognos se retrouve à la tête d’une multinationale du WC public ultra-propre. Son entreprise — baptisée McClean en clin d’œil au géant mondial de la digestion rapide — emploie aujourd’hui 250 personnes en Europe, dont 50 en Suisse.

Tout est géré depuis Bâle, par sept employés en charge de la partie administrative. Les 243 autres collaborateurs ont une tâche moins prestigieuse: vêtus de blouses blanches d’infirmiers, ils nettoient, inlassablement, les lieux d’aisance. «Après chaque passage», précise l’entreprise. Sur le seul territoire suisse, ce sont entre 4 et 5 millions de personnes qui passent chaque année le portail électronique d’un centre McClean.

Ces centres, d’une propreté incontestable, ont déjà été installés dans les gares de Bâle, Berne, Genève, Lausanne et Lucerne, Thoune et Zurich. L’entreprise a également ouvert treize stations en Allemagne. Elle a mis un premier pied en France et s’apprête à attaquer les marchés hollandais et espagnol. «Pour assurer notre expansion, nous réfléchissons à mettre en place un système de franchise avec un gestionnaire autonome pour chaque centre, comme dans un McDonald.» A l’autre bout du système digestif, le développement de McClean semble suivre celui du géant du fast-food.

Si l’entreprise de Markus Weisskopf réalise un chiffre d’affaire de près de 9 millions de francs sur le seul marché suisse, c’est notamment grâce à une politique tarifaire soigneusement étudiée.

Les clients sont prêts à payer cher quand les besoins se font très pressants. Le tarif initial d’une cabine, 1,50 francs, a ainsi pu être élevé à 2 francs en 2000. «Selon notre étude de marché, 3 francs serait trop cher, mais il reste encore de la marge. Nous recevons une vingtaine de lettres de réclamation par mois, qui concernent essentiellement l’infrastructure et parfois la propreté, car nos usagers sont devenus très exigeants, mais personne ne se plaint jamais du prix.» En Allemagne, la cabine se loue 1,10 euros, et en France 1 euro.

La fréquentation des «centres d’hygiène», selon le vocabulaire de McClean, varie en fonction des périodes de voyage, avec des pics en été et en automne, et des résultats plus faibles en janvier, février et mars. Un peu plus de la moitié des clients sont des femmes. La moitié des clients masculins utilise seulement l’urinoir à 1,50 francs. «Nous avons constaté une très grande fidélité des usagers: entre 70 et 80% des clients reviennent plusieurs fois par semaine.» Les douches, installées dans certains centres, sont moins rentables. Une quinzaine de personne se douche cependant chaque jour à Zurich, pour un tarif qui n’a rien à voir avec le camping: 12 francs la pièce. Pour ce prix, le client reçoit une serviette, du savon et du shampoing.

En offrant un service indispensable à tout lieu public, McClean a pu bénéficier de loyers préférentiels. «C’est important pour une gare de proposer des toilettes propres et sûres, explique Roland Binz, porte-parole des CFF. La société McClean nous a fait une offre que nous trouvions intéressante. Nous leur louons simplement l’espace et ils commercialisent leur service.» Avec leur carrelage impeccable, leur lumière douce et ce léger parfum de détergent qui flotte dans l’air, les centres McClean ont changé le visage des gares suisse.

C’est en 1995 que le premier McClean voit le jour à Berne. Un exemple réussi qui intéresse rapidement la Deutsche Bahn: la gare de Berlin est équipée dès 1996. La suite de l’expansion est rapide, avec la construction en deux ans de 20 nouveaux centres en Suisse et en Allemagne.

«Comme je n’avais pas d’argent pour financer le développement, je me suis associé à l’entreprise bâloise Laufen, qui fabrique des sanitaires, poursuit Markus Weisskopf. Elle a été actionnaire de McClean au début.» C’est que la création d’un centre hygiénique McClean est très coûteuse: ceux de Zurich ou de Berne ont par exemple coûté 1,5 million de francs, les plus petits, comme ceux de Lausanne et Genève, entre 600’000 et 1 million.

Mais Laufen, l’actionnaire principal, se fait racheter en 1995 par un groupe espagnol. Le créateur bâlois craint de perdre le contrôle de son entreprise et se tourne vers un nouveau partenaire. Il organise un management buyout et fait entrer le groupe suisse Attisholz, propriétaire de la marque de papier de toilettes Hakle. Mais en 1999, l’américain Kimberly-Clark rachète à son tour Attisholz, avec l’intention claire de lâcher les activités annexes, donc McClean. «En plus, je ne voulais pas tomber en mains américaines. McClean est une idée à 100% suisse, et l’entreprise doit selon moi le rester.»

Fatigué des transferts d’actionnaires, l’entrepreneur investit alors son propre argent et des fonds privés pour racheter l’ensemble des parts. On aura donc droit dans sa bouche à la ritournelle incontournable de l’entrepreneur suisse: «Jamais une banque ne m’a prêté un centime.»

Depuis l’an 2000, l’entrepreneur bâlois est propriétaire à 100% de la société et de ses filiales allemandes et françaises. «Grâce à la solidité de l’entreprise, nous assurons désormais seuls le financement de notre développement en Hollande et en Espagne, qui sont les prochaines étapes. Par ailleurs, nous sommes en train de négocier la création de 20 nouvelles stations en Suisse sur des aires d’autoroute. Nous réfléchissons à une implantation en Italie.»

McClean s’exporte facilement: «Les besoins sont les mêmes pour tous les pays. Mon expérience me l’a montré: les Suisses ne sont pas les seuls à apprécier la propreté. Par ailleurs, ils ne sont pas les plus propres, mais c’est une autre histoire…»

——-
Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 16 octobre 2003.