Les reporters Serge Michel et Serge Enderlin ont passé cinq mois dans les points chauds de l’industrie pétrolière. Qu’ont-ils vu et appris? Comment cette expérience les a-t-elle changés?
Suite de l’interview de Serge Michel et Serge Enderlin, auteur de «Un monde de brut», un reportage de cinq mois dans les points chauds de l’industrie pétrolière.
Avez-vous eu peur, à un moment ou à un autre de votre voyage?
SE: Oui, peur de terminer l’enquête avant de l’avoir bouclée, quand à Malabo, en Guinée Equatoriale, un Occidental paranoïaque de la société de services pétroliers Schlumberger nous a prévenus que les villages au fond de la forêt tropicale étaient remplis de cannibales qui dévoraient les investisseurs étrangers!
SM: Pas vraiment peur. Nous avons attendu la fin de la guerre pour aller en Irak afin de pouvoir travailler sur le pétrole au lieu de couvrir les combats. C’était un moment privilégié, juste avant que cela redevienne très dangereux. Le jour de notre départ, le pipeline pour la Turquie sautait à l’endroit où nous l’avions laissé la veille. Quant à la Géorgie, tout s’est bien passé, même si les routes y sont peu sûres. L’industrie de la prise d’otage est florissante dans le Caucase.

Quelle est la plus grande surprise que vous a réservée votre enquête?
SE: L’impossibilité totale de communiquer avec les pétroliers sur leurs terrains de chasse. Ces gens ne parlent pas, qu’ils soient Américains ou Français (Total). Les deux seules compagnies à nous avoir un tant soit peu ouvert la porte sont la britannique BP (à contrecoeur) en Azerbaïdjan, et l’italienne Agip au Kazakhstan, davantage par décontraction latine que par réelle volonté de «communiquer».
Nous avons adressé des dizaines d’e-mails aux quartiers généraux des groupes américains à Houston, pour recevoir autant de fins de non-recevoir. En général, on nous renvoyait à l’information convenue des sites internet ou aux publications sur papier glacé destinées aux analystes financiers… Du coup, nous avons abordé ces gens par la bande. Dans toutes les cités pétrolières du monde, les plus développées comme les plus pourries, ces gens se retrouvent le soir dans des boîtes de nuit où les filles sont peu farouches. Après quelques bières, ils sont beaucoup plus bavards.
SM: Sur un autre plan, ma plus grande surprise, c’est qu’il n’y en avait pas vraiment… On avait décidé de parcourir ces terres pétrolières au raz des pompes et des derricks, pour aller contre les idées reçues. Et finalement, les gens ressemblent plutôt à l’idée que l’on s’en fait. Dans notre livre, les Russes sont ivres à la vodka et parlent de reconquérir leur empire. Les Africains sont miséreux et se font la guerre. Les Arabes du Golfe sont riches et extravagants. Les Caucasiens sont des bandits de grand chemin. Qu’y faire? C’est comme si le pétrole ramenait chacun au plus proche de lui-même, parce qu’il s’agit d’une matière première et primitive.
Quel rôle, à votre avis, le pétrole a-t-il joué dans l’intervention en Irak? Un rôle central ou accessoire?
SE et SM: Probablement central, mais il ne fallait pas donner l’impression qu’on allait «mettre la main sur le pétrole». C’est ainsi qu’a été montée de toutes pièces la farce des armes de destruction massive. Quant au discours messianique (la paix universelle au Moyen-Orient, le Bien, le Mal), il se fonde sur une croyance réelle de Bush, qui est très religieux.
En visitant Midland, la ville pétrolière où il a grandi au fond du Texas, nous avons compris que ce protestantisme ultra l’avait vraiment façonné. Maintenant, il est clair que la présence en Irak des secondes réserves au monde (110 milliards de barils) n’a pas été pour rien dans la décision finale d’attaquer. En contrôlant de facto ces réserves, les Etats-Unis sont désormais en mesure de «peser» sur le prix du baril.
En réalité, c’est ça qui les préoccupe, davantage que la conquête de nouveaux territoires: s’assurer d’un cours du baril bon marché, clé de voûte de leur économie énergivore… Or jusqu’ici, l’OPEP (dominée par les Saoudiens) était en mesure de dicter seule sa loi au marché. Cette époque est bientôt révolue.
Qui sont les victimes du grand jeu pétrolier?
SE: Pour emprunter le language altermondialiste, souvent pertinent, ce sont évidemment les peuples, tous les peuples! Le pétrole a en effet cette particularité de ne jaillir que dans les contrées les plus extrêmes de la planète. Son exploitation s’accompagne, quand il ne l’engendre pas, d’une extrême violence politique motivée par les enjeux financiers.
Gouvernements, multinationales, guérillas, donnent l’impression de se livrer à une danse macabre sur les barils de brut. Ce n’est évidemment pas le cas de la Norvège ou du Royaume-Uni, deux pays pétroliers de l’Europe nantie. Par contre, en Angola ou en Guinée Equatoriale, les deux pays africains que nous avons explorés, ou encore au Kazakhstan et dans le Caucase, la multiplication récente des nouveaux gisements a été inversement proportionnelle à celle des bulletins de vote.
SM: Les Angolais crèvent de faim pendant que les compagnies pétrolières battent des records d’extraction dans les grandes profondeurs du Golfe de Guinée à quelques kilomètres des côtes et s’apprêtent à investir 20 milliards de dollars en 10 ans dans le pays, dont beaucoup de pots de vins pour un régime corrompu.
A une autre échelle, je dirais que l’Europe est aussi la perdante de ce grand jeu pétrolier, parce qu’elle n’a pas décidé d’y jouer. Les Etats-Unis se profilent comme le garant universel de l’abondance énergétique à bon marché, et s’en donnent les moyens. L’Europe, elle, se fie au prix du marché et pourrait bientôt avoir de mauvaises surprises. Enfin, les perdants, ce sont les énergies renouvelables. La voiture à hydrogène roulerait déjà en masse si les Etats-Unis lui avaient consacré autant d’efforts qu’au tracé tourmenté du pipeline de la Caspienne à la Méditerranée.
Et qui en sont les gagnants?
SE et SM: les castes dirigeantes des pays du Sud riches en or noir, et les grandes compagnies occidentales. De manière plus générale, la Russie, dont le spectaculaire redressement économique de ces dernières années est très largement imputable à l’augmentation de sa production de brut, est en passe de se positionner comme un gagnant du nouvel ordre pétrolier mondial.
La grande alliance énergétique scellée en octobre 2002 à Houston entre le Kremlin et la Maison Blanche est une donne majeure pour l’avenir. Les représentants des secteurs pétroliers russe et américain viennent d’ailleurs de terminer mercredi soir à Saint-Pétersbourg leur second «sommet énergétique», où il était beaucoup question d’une opération majeure: l’entrée, à hauteur de 25% du capital, de ChevronTexaco ou d’ExxonMobil, deux géants américains, dans le capital de la firme pétrolière russe IoukosSibneft, numéro. 4 mondial.
Si le deal se fait ces prochains jours, ce qui est probable, il accouchera de la première compagnie au monde, un «monstre» américano-russe tentaculaire. L’objectif de la manoeuvre? Marginaliser l’influence de l’Arabie Saoudite. Cette idée, ou plutôt cette obsession, est au coeur de la pétrodiplomatie de l’administration Bush, qui ne fait plus confiance aux princes de Riyad depuis le 11 septembre.
Avez-vous subi des pressions pendant votre enquête?
SE et SM: Pas vraiment. Pour subir des pressions, il aurait fallu entrer dans un rapport de discussion, ou d’échanges d’informations avec les groupes pétroliers… Or, on l’a dit, ceux-ci communiquent peu. Elles commenceront peut-être une fois que les dirigeants de ces entreprises auront lu le livre. Quoiqu’il n’y ait, à notre sens, pas matière à nous intenter un procès. Nous ne révélons pas les montants des enveloppes et autres pots-de-vins, ni la liste des comptes en Suisse (ils existent, bien sûr). Ce n’était pas l’objectif de notre projet. Nous voulions arpenter les routes de l’or noir en voyageurs. Le résultat est aussi bien un traité de géopolitique involontaire qu’un conte cruel au pied des derricks.
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Achetez là «Un monde de brut», le livre de Serge Enderlin, Serge Michel et Paolo Woods, paru aux éditions du Seuil.
Photo: Paolo Woods, © Le Seuil