KAPITAL

L’emploi précaire, le fléau des jeunes Suisses

Multiplier les stages ou les emplois temporaires pendant et après ses études constitue aujourd’hui souvent un passage obligé en vue de décrocher un premier emploi. En 2021, plus d’un tiers des salariés de moins de 24 ans étaient engagés dans le cadre d’un «contrat atypique».

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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«Actuellement, mon salaire de 700 francs ne me permet pas de vivre. Heureusement que mes parents me soutiennent financièrement.» Diplômée d’un master en globalisation et développement et d’un master en relations internationales, Chloé* termine son quatrième stage au sein d’une organisation internationale à Genève. Le nombre de contrats à durée déterminée n’a cessé d’augmenter depuis dix ans en Suisse: ils concernent près de 9% des salariés, contre 6,7% en 2010, selon l’OFS. Les jeunes de 15 à 24 ans sont par ailleurs trois fois plus touchés par le phénomène que la moyenne. Cette réalité s’explique en partie par les stages que cette tranche d’âge effectue au cours d’une formation (33% des cas), mais aussi les emplois temporaires ou les stages hors cursus, qui n’intègrent pas d’objectifs formatifs et cachent parfois l’emploi d’un personnel qualifié bon marché.

Le degré de qualification ne constitue pas une garantie d’entrer plus rapidement sur le marché du travail et d’obtenir de meilleures conditions. «Les stages font office de premiers emplois pour beaucoup de diplômés des hautes écoles, constate Morgane Kuehni, professeure ordinaire à la Haute école de travail social et de la santé du canton de Vaud (HETSL). Ils permettent aux employeurs d’utiliser une main d’œuvre qualifiée à moindre frais, voire sans aucune rémunération, parfois même plus de cinq ans après l’obtention du diplôme.»

Caractérisés par des insécurités temporelles et économiques, les contrats atypiques précaires – sur appel ou à durée déterminée – concernent près de 27% des jeunes de moins de 24 ans et dépassent souvent le cadre d’une formation ou d’une première expérience professionnelle de courte durée. Les stages, qui regroupent une multitude de cas de figure et pour lesquels les conditions collectives de travail (CCT) ne prévoient souvent pas de dispositions spécifiques, peuvent poser problème. «Pour les stages d’immersion par exemple, trois à quatre semaines suffisent pour que le jeune confirme ou non son intérêt pour le métier et que l’employeur puisse évaluer son potentiel, explique Thomas Bauer, responsable de la politique économique à l’organisation faîtière Travail.Suisse. Cependant, certains jeunes restent parfois jusqu’à 12 mois dans ces postes, ce qui ne profite qu’à l’employeur. Les cantons peuvent toutefois introduire des réglementations afin d’éviter de telles dérives. Berne prescrit par exemple une durée maximale de six mois pour les stages dans les crèches.»

La professeure Morgane Kuehni souligne le fait que le statut particulier du stagiaire «renforce l’asymétrie de la relation de travail et les rapports de subordination, en limitant la possibilité d’avoir une position critique ou revendicative au sein des institutions». Aujourd’hui diplômée d’un CFC d’assistante dentaire, Laure* se souvient de la difficulté à faire valoir ses droits lors de son stage de formation de deux ans. «J’ai dû me battre pour obtenir une pause d’une heure à midi, alors que je travaillais de 8h à 19h et m’occupais de l’ouverture et de la fermeture du cabinet. Malgré les contrôles des formateurs, il est difficile d’aller à l’encontre des volontés de l’employeur. À la fin, j’étais au bord du burnout.»

Prévenir les situations abusives

Depuis 2014, plusieurs motions ont été déposées afin de définir la notion de stage et d’en réglementer les CCT, l’objectif étant notamment de prévenir les cas où ces places masqueraient de vrais postes de travail. Aucune n’a pourtant aboutie. «Selon le Conseil fédéral, les cantons disposent des instruments adéquats pour faire face aux éventuelles pratiques abusives des employeurs. Il relève que ‘rien n’indique que les stages ouvrent la voie à une précarisation des conditions de travail’. Les statistiques sont pourtant très claires sur le fait que les jeunes occupent aujourd’hui plus souvent qu’hier des emplois précaires», regrette Morgane Kuehni. Et la situation pourrait s’aggraver: dans son nouveau rapport, l’organisation internationale du travail (OIT) estime que le ralentissement de l’économie devrait engendrer au niveau mondial une augmentation des emplois de moindre qualité, mal rémunérés, précaires et dépourvus de protection sociale.

À Genève et Neuchâtel, la loi sur le salaire minimum – aujourd’hui remise en question par le Conseil national – interdit aux entreprises de proposer un stage non-rémunéré, à moins d’avoir une convention de stage. Pour Morgane Kuehni, il s’agit véritablement d’une manière de limiter les dérives. «Le salaire minimum protège les jeunes – et moins jeunes – professionnels contre le risque de pauvreté. Un travail contre un salaire, c’est le principe du salariat.»

Reste encore à savoir dans quelle mesure les entreprises respectent l’application de cette loi. Pour Chloé, dans les organisations internationales, «les stagiaires n’osent souvent pas mentionner ces abus, de peur d’entrer en conflit avec les organisations pour lesquelles ils travaillent». Dans son cas, son salaire est largement en dessous du minimum établi.

Travail sur appel – l’exemple des médias

Dans le domaine des médias, de très nombreux journalistes effectuent des articles sur appel en début de carrière. «Ces piges permettent à la fois d’aiguiser ses compétences et de développer son réseau, ce qui est essentiel dans ce milieu, confie Martin*, tout juste diplômé de l’Académie du journalisme et des médias (AJM). Les stages de formation ne débouchant pas systématiquement sur un contrat fixe, c’est une façon pour les jeunes journalistes de se faire connaître et de maximiser leurs chances de trouver une place par la suite. La situation reste cependant précaire: il est souvent difficile d’évaluer la charge de travail d’une pige et donc son revenu. Je n’ai par ailleurs pas constaté de hausse des prix des piges relatives à l’introduction du salaire minimum, et les prix des piges ne sont pas forcément indexés sur l’échelle des salaires RP des médias. Vivre uniquement de piges se révèle souvent quasi-impossible.»

Le contexte économique dans lequel se trouvent les médias met les journaux sous pression et contribue à favoriser des conditions précaires. «La situation des journalistes libres s’est fortement détériorée ces dernières années et signifie pour beaucoup une précarisation, confirme Urs Thalmann, directeur de la fédération des journalistes Impressum. S’orienter vers des journaux et agences soumises à la CCT entre Impressum et Médias Suisse peut permettre aux jeunes journalistes de minimiser les risques de dérives.»

Dans les organisations internationales, Chloé évoque la quasi-impossibilité de passer du statut de stagiaire à celui d’employée. «Certaines organisations demandent une expérience professionnelle salariée d’au moins deux ans pour accéder à un poste junior. Or, une expérience de stage rémunéré compte souvent pour moitié dans le calcul.» Donner la possibilité aux stagiaires de postuler en interne et étendre plus systématiquement la durée de leurs stages constituerait un premier pas vers une amélioration de la situation.

*Prénoms d’emprunt