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Lausanne, ville du vintage et de l’«upcycling»

Dans la capitale vaudoise, les enseignes proposant des objets de seconde main se multiplient. Entre amour du vintage et préoccupations environnementales, ces boutiques trouvent aisément leur public. Mais quelles en sont les limites?

Franchir le seuil de Chabada Vintage, c’est se plonger immédiatement dans un autre temps. C’est aussi s’émerveiller des couleurs et textures chatoyantes de robes des années 1950 à 1990. Des images de bals, de soirées yéyé ou disco viennent tout de suite en tête. Des sacs de ces mêmes époques, ainsi que des livres sur la mode, complètent l’offre.

La boutique, située à la rue Cheneau-de-Bourg, n’est d’ailleurs pas la seule représentante de la mode vintage à Lausanne, loin de là. L’enseigne Les Patronnes, tenue par Morgane et Melodia, a ouvert en 2017. Toutes deux décoratrices de formation et amatrices de friperies, elles s’étaient lancées avec une idée bien précise : dépoussiérer l’image de la mode de seconde main et montrer que celle-ci peut même être tendance. Entre Throwback Vintage, Fripsquare, Le Dressing, Finest Vintage, La Louve Friperie… les échoppes se multiplient, atteignant une bonne dizaine d’adresses dans la capitale vaudoise (cf. encadré). Et la demande existe.

Car en plus des amatrices et amateurs d’habits de qualité, de mode rétro et d’alternatives aux enseignes de vêtements mondialisées, une préoccupation d’un autre ordre s’est imposée. À l’heure de l’urgence climatique et écologique, réutiliser des objets au lieu de racheter sans cesse du neuf est devenu pour certains indispensable : économie des ressources naturelles et diminution de nos déchets sont en jeu.

Un tabou levé ?

«Il existe en effet une très grosse tendance de fond, qui dure depuis une vingtaine d’années. Mais en fait la seconde main, ça existe depuis toujours : Marie-Antoinette donnait déjà ses anciennes robes à la population, raison pour laquelle on a retrouvé très peu de choses d’elle», souligne le sociologue français Frédéric Godart, auteur notamment du livre Sociologie de la mode. Et l’expert de rappeler la tradition de charité qui a longtemps prévalu en matière de fripe, avec un certain tabou lié à la peur d’un manque d’hygiène. →

Aujourd’hui, la seconde main est tout autre : les pièces y sont sélectionnées avec soin. Chez Chabada Vintage, Muriel, la gérante des lieux, rappelle que le vintage, c’est une forme, une coupe ou un style qui a marqué la mode à une certaine époque. Certaines enseignes se spécialisent avec uniquement de la haute couture ou des habits de culture streetwear, par exemple.

Dans certains cas, la mode de seconde main s’affranchit d’un magasin physique. C’est notamment le cas de Teorem, une application créée par Charlotte Henry, qui encourage à vendre et acheter des habits pour leur donner une seconde vie. L’enseigne Fripsquare se déploie aussi essentiellement sous la forme d’une e-boutique. Un petit showroom à l’avenue Dapples permet cependant d’accueillir celles et ceux qui préfèrent toucher les tissus plutôt que de les contempler sur un écran. Frédéric Godart rebondit sur la tendance du vintage en précisant : «Cette mode-là est récente, et également liée à un tabou : pendant longtemps, porter des styles anciens était par définition vu comme du mauvais goût. C’est seulement à partir de la fin du XXe siècle que l’on a commencé à redéfinir certains styles du passé. Maintenant, la mode des années 1990 devient une référence stylistique. Tout cela est aussi lié à une crise de la créativité dans la mode.»

Atouts et paradoxes de la mode vintage

Réutiliser des habits qui ont déjà servi a, a priori, tout son sens, car le secteur de la mode contribue significativement aux émissions mondiales de gaz à effet de serre avec 1,7 milliard de tonnes de CO2 par an, comme le relève le WWF Suisse. L’industrie du textile est de ce fait l’une des plus polluantes du monde, se déplaçant du 2e au 5e rang selon les études.

La gérante de Chabada Vintage a d’ailleurs changé de point de vue en quatorze ans d’activité. «Je suis devenue beaucoup plus sensible à la logique de l’économie circulaire. Et tous les habits de ma boutique viennent de la région, de brocanteurs ou de particuliers. Faire venir des vêtements vintage de l’étranger n’a aucun sens selon moi, avec le transport que cela nécessite.»

Quant à se demander s’il est discutable de revendre des habits ayant déjà servi, alors que ceux-ci allaient avant aux institutions de charité, Frédéric Godart avance : «À l’issue d’une étude, l’un de mes amis qui travaille dans la mode durable en est arrivé à la conclusion qu’il y a aujourd’hui assez de textile sur la planète pour deux générations, soit pour une quarantaine d’années. Maintenant, les spécialistes de la mode durable vous diront que la seconde main n’arrête pas le cycle de production, mais l’entretient : il faut quand même produire du neuf pour pouvoir vendre de l’usagé. En gros, cela ne fait que déplacer le problème. Pour eux, la seule solution revient à pratiquer une certaine sobriété, qui consiste à consommer moins et réparer ce que l’on a.»

La durabilité dès la conception

Un autre moyen d’économiser des ressources et de réduire les déchets, en matière de production d’objets, est ce que l’on appelle l’»upcycling». Le principe est le suivant : il s’agit de revaloriser un bien existant pour lui donner un nouvel aspect, voire une nouvelle utilité. Dans sa boutique à la rue du Simplon, Atelier Sonja T., Sonja Trachsel produit et commercialise toutes sortes de sacs, dont certains ont été créés à partir de bâches publicitaires, ainsi que des objets au design insolite : emballages cadeaux élaborés avec des chutes de cartes topographiques, décapsuleurs issus de restes de cadres de vélos, carnets faits de vinyles et de circuits imprimés récupérés, fabriqués dans des ateliers protégés en Suisse. Établie là depuis 2004, la créatrice observe une nette hausse d’intérêt pour ce type de démarche. «Ma clientèle est très variée, des hommes, des femmes, de 7 à 77 ans, voire un peu plus ! Et puis, à mes débuts, j’étais très seule. Maintenant, plusieurs artistes se lancent dans la production et la vente d’objets ‘ upcyclés ’.» À la rue de la Mercerie 16, la boutique Laboratoi/RE propose également des vêtements, accessoires et bijoux «upcyclés», et s’est fait un nom dans le paysage lausannois en près de vingt ans d’activité.

Car en matière de création, Lausanne n’est pas en reste puisque la ville a comme atout l’ECAL (École cantonale d’art de Lausanne), qui stimule la création artistique de générations entières d’étudiantes et d’étudiants. L’institution propose d’ailleurs depuis deux ans un cours spécialisé en sustainable design, et intègre depuis la rentrée de septembre une option en durabilité dans son offre de formation continue, le CAS (Certificate of Advanced Studies). L’un des diplômés de l’ECAL, Adrien Rovero, brille aujourd’hui sur la scène du design à l’international (cf. page 9) et enseigne également dans la haute école lausannoise. «Nous observons de plus en plus de travaux de diplômes sur des sujets liés à la revalorisation des matériaux.

Une étudiante a par exemple travaillé sur l’impact des matelas, de grandes surfaces de matière qu’il faut changer tous les dix ans environ. Elle a imaginé une solution qui consiste à séparer les différents composants du matelas pour pouvoir les réutiliser ou les éliminer plus facilement.»

Un rôle prépondérant dans le commerce régional

Chef-lieu du canton de Vaud, la ville de Lausanne a longtemps drainé les populations de la province avoisinante, qui venaient s’y approvisionner en biens de toutes sortes. À l’heure de l’urgence écologique et climatique, serait-ce son rôle de montrer l’exemple en matière de consommation responsable ? Pour faire connaître les bonnes adresses en la matière, la Ville de Lausanne s’est associée à la Fédération romande des consommateurs (FRC) afin de mettre en place, dès 2018, le site internet Lausanne-réutilise. On y trouve justement les magasins de mode vintage, et plus largement de seconde main portant sur une vaste gamme d’objets différents. Trois ans plus tôt, Lausanne-répare, répertoriant les commerçants et institutions lausannoises permettant de réparer un objet, avait été créé. Ces deux plateformes sont maintenant regroupées au sein du portail Lausanne conso-durable, rejointes, début 2020, par le programme RestoBox Lausanne qui exhorte les restaurateurs et les particuliers à fournir systématiquement des contenants réutilisables pour les repas à emporter.

«Ces outils ne visent pas uniquement à sensibiliser la population à une consommation plus raisonnée, mais bien à l’encourager à agir concrètement dans la vie de tous les jours en s’inscrivant dans des systèmes de production et de consommation plus soutenables», expose Samira Dubart, déléguée au développement durable à la Ville de Lausanne. La démarche est née en s’inspirant de ce qui avait été fait à Genève, avec la plateforme Genève-répare. Lausanne-conso-durable entraîne maintenant dans son sillage d’autres communes à faire la promotion de cette économie circulaire. Un effet boule de neige bienvenu.

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 10).