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Pourquoi Ringier entre massivement dans le capital du Temps

Les deux multimillionnaires de l’édition suisse, concurrents historiques, s’apprécient davantage que l’on veut bien le croire. Les héritiers des groupes Ringier et Edipresse partagent déjà une passion pour l’art, les voyages et les acquisitions de journaux dans les pays de l’Est. Michael Ringier et Pierre Lamunière auront de nouvelles raisons de passer quelques bons moments ensemble puisqu’ils auront désormais part égale dans le capital du journal Le Temps.

Ringier et Edipresse ont en effet choisi de s’associer pour reprendre une large majorité des actions du quotidien né en 1998 de la fusion entre le Nouveau Quotidien (NQ) et le Journal de Genève. Jusque ici, le capital du journal se répartissait entre la société du NQ (47%), deux banquiers privés (27%), le groupe Le Monde (20%) et la société des rédacteurs, c’est à dire les journalistes (6%).

Dans la nouvelle configuration, Le Monde et les banquiers privés ne détiendront plus que des participations symboliques. Une très large majorité du capital passera entre les mains d’une société commune détenue par Ringier et Edipresse.

L’ancienne société du NQ sera utilisée pour cette montée en force puisqu’elle résulte déjà d’une joint venture entre Edipresse (80%) et Ringier (20%). Elle sera rebaptisée (Edipier ou Ringipresse?) et divisée en deux parts strictement égales.

Cette décision, qui doit être officiellement annoncée vendredi à l’issue de l’assemblée générale du Temps, mettra fin à plusieurs semaines d’incertitudes sur l’avenir du journal. Confirmée en haut lieu à Largeur.com, la nouvelle n’a bien sûr pas encore été commentée publiquement par les différents protagonistes.

Banquiers furibards

Les rumeurs concernant un possible départ des banquiers de l’actionnariat du Temps ont atteint leur paroxysme lors de la sortie du livre «L’argent secret des paradis fiscaux», écrit par un journaliste du quotidien. «Ce bouquin les a rendu furibards», confiait alors un membre du Conseil d’administration.

Du côté du Monde, on cachait de moins en moins une envie de se désengager de ce coûteux partenariat. En proie à d’importantes difficultés financières, le grand quotidien parisien ne voulait plus éponger les dettes du petit journal genevois, d’autant qu’on lui avait promis en 2001 qu’il deviendrait bénéficiaire un an plus tard.

Depuis sa création, Le Temps n’a jamais atteint l’équilibre, ce qui n’empêche pas Ringier d’y trouver un potentiel intéressant. «S’il est bien géré, Le Temps deviendra une entreprise profitable à moyen terme, confiait à Largeur.com un cadre de Ringier entre deux stands du Salon du livre. Nous n’attendons pas un rendement mirifique d’un tel investissement. Mais si nous mettons quelques millions dans l’affaire, c’est pour faire du Temps un journal sain et rentable. Il s’agit de ne pas perdre de l’argent pendant encore 10 ans!»

L’arrivée de Ringier s’accompagnera dans un deuxième temps d’une restructuration importante du titre: moins de collaborateurs, moins de pages. Le chiffre de 20 postes supprimés, qui circule dans les couloirs, n’a cependant jamais été confirmé.

Des économies devraient également être réalisées grâce à des synergies avec d’autres titres du groupe. Ainsi, Ringier pourrait rapprocher son magazine TV8 et le coûteux supplément TéléTemps. Par ailleurs, le groupe étudierait la possibilité de sauver son journal dominical Dimanche.ch, déficitaire, en le distribuant à tous les abonnés du Temps. Il lui garantirait ainsi une diffusion intéressante pour les annonceurs.

Mais ce ne sont là que des effets secondaires: Ringier n’achète pas Le Temps pour résoudre les problèmes de TV8 ou de Dimanche.ch. Comme le résume un rédacteur en chef de Ringier à la langue fleurie: «On ne s’achète pas une clinique pour soigner une entorse à la cheville!»

Cette entrée massive de Ringier dans Le Temps pourrait aussi avoir des effets bénéfiques sur L’Hebdo qui, depuis cinq ans, a perdu plusieurs milliers de lecteurs. Si cette baisse de régime a souvent été imputée à l’ancienne rédactrice en chef Ariane Dayer, la direction du groupe sait bien que la concurrence du Temps y a aussi joué un rôle important (le quotidien genevois a longtemps été surnommé «la moissonneuse batteuse» par la rédaction de l’hebdomadaire). En participant à la stratégie du Temps, et par exemple en allégeant le journal, la direction de Ringier pourra mieux protéger son hebdomadaire vedette.

Le cache-nez de Pierre Lamunière

Les négociations entre Ringier et Le Temps mûrissent depuis plusieurs mois et ont connu de multiples revirements. Il y a quelques jours seulement, la direction du journal ne parlait de Ringier que comme d’un «repreneur potentiel». Une mystérieuse «société proche des milieux de l’édition» était, disait-on, aussi dans la course. Il s’agissait en fait de Publigroupe (géant mondial de la pub basé à Lausanne, propriétaire en Suisse de la régie Publicitas), qu’une partie des négociateurs ont rapidement baptisé le «cache-nez de Pierre Lamunière» en raison des liens historiques très anciens entre Edipresse et la régie qui vend la publicité de ses titres.

Il n’est pas étonnant que ce scénario n’ait pas été choisi. Une alliance entre Publigroupe et Edipresse aurait sans doute fait bondir sur leurs ronds de cuir les membres de la Commission de la concurrence: la Coco tient les deux groupes dans son collimateur depuis longtemps. C’est justement une interdiction de la Commission qui empêchait Edipresse de monter tout seul en puissance dans l’actionnariat du Temps. Quant à Publigroupe, une enquête sur sa position dominante a été ouverte en novembre.

Le choix final en faveur de Ringier s’explique aussi par une vision à plus long terme. Cette alliance entre les deux plus grandes entreprises de presse du pays pourrait annoncer d’autres partenariats sur des marchés étrangers. Après tout, les deux groupes se sont développés parallèlement en Europe de l’Est et en Asie. Tous deux réalisent une bonne part — voire l’essentiel — de leur chiffre d’affaire hors de Suisse.

Le Temps servira en quelque sorte de laboratoire pour tester une collaboration qui pourra se concrétiser dans l’achat commun de certains nouveaux titres à l’étranger. Les deux groupes partagent la même origine, la même culture et une expérience commune dans de nombreux pays, autant d’atouts importants pour se développer dans des marchés difficiles d’accès comme la Chine.

Nul doute que Michael Ringier et Pierre Lamunière auront de nombreuses occasions de se revoir, dans des avions privés ou ailleurs. Ca tombe bien: on dit qu’ils sont devenus de très bons amis.