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« Recycler, c’est bien. Garder longtemps, c’est mieux »

Depuis ses ateliers de la rue du Nord, le designer lausannois Antoine Cahen a réinventé notre façon de préparer le café. Au-delà du succès des machines Nespresso, c’est surtout la recherche de la simplicité et du sens des objets qui motive son travail. Rencontre.

L’an dernier, à l’occasion d’un projet, Antoine Cahen s’est prêté à un exercice inhabituel. Il a commencé à noter sur une feuille A4 les valeurs cardinales qui guident son travail. Il est arrivé à un total de 14 concepts, qui résument bien l’approche des Ateliers du Nord (AdN), le bureau de design qu’il a contribué à créer au début des années 1980 à Lausanne. La liste, reproduite en page 36, donne une idée des questions qu’il se pose : quelles sont les qualités des appareils qu’on aime utiliser ? Qu’est-ce qui fait qu’un objet est réussi ?

Héritier des valeurs du Bauhaus, Antoine Cahen a toujours inscrit son travail dans la simplicité, sans négliger les dimensions ludiques et sensorielles. C’est ce qui a fait sa réputation dans l’industrie. Les machines à café en capsule qu’il développe pour Nespresso se vendent depuis trente ans sur toute la planète. Elles ont déjà été écoulées à des dizaines de millions d’exemplaires. Peu de personnes connaissent le nom d’Antoine Cahen mais que l’on soit dans un cabinet de dentiste, dans une rame de métro, ou chez soi en train de repasser le linge, on bénéficie peut-être, sans le savoir, de l’un des objets qu’il a conçus.

À l’heure où le design est souvent réduit à une dimension décorative, The Lausanner a eu envie de rencontrer un vrai designer industriel, un praticien qui s’interroge quotidiennement sur le sens des objets, et qui trouve des solutions pratiques, applicables à grande échelle. Il nous a parlé de durabilité et du rôle du designer face à l’industrie.

Peu de gens savent que les machines Nespresso sont imaginées ici, dans ce vieil appartement transformé en atelier, au centre de Lausanne.

Antoine Cahen : On nous reproche parfois de ne pas assez communiquer sur notre activité. Il paraît qu’aujourd’hui, les bureaux de design doivent se vendre, se faire connaître. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose. On peut bien sûr promouvoir le travail de quelqu’un d’autre. Mais je ne pense pas être en droit de communiquer sur mon propre travail. Se vendre, c’est se vanter.

Depuis quand occupez-vous ces locaux

Cela va faire quarante ans. Au début, quand nous avons commencé à travailler avec les gens de Nespresso, leur équipe se résumait à huit personnes. Ils sont aujourd’hui plus de 10 000. Dans le même temps, aux Ateliers du Nord, nous sommes passés de trois à quatre. Rester petit est un choix : je n’ai pas envie de m’occuper des ressources humaines. J’adore « faire », mettre les mains dans le cambouis. Pendant que je fais, je trouve des idées. On est condamné à rester petit si l’on tient à travailler de cette manière. Avec une petite équipe, nous pouvons instaurer des rapports de start-up avec nos clients. Je travaille encore avec Nespresso selon les mêmes bases tacites que l’on avait établies à l’époque.

Vous concevez presque toutes leurs machines depuis plus de trente ans. Comment avez-vous fait pour préserver cette collaboration ?

Nous n’avons rien fait dans ce but. Notre seule préoccupation a été de proposer des solutions pour cette « nouvelle capsule ». Nos solutions ont fini par donner une image de marque aux machines. Le très gros succès général a sans doute aussi contribué à préserver cette association. Cela dit, ça ne s’est pas toujours passé dans la sérénité. Je me souviens en particulier d’un projet auquel personne ne croyait, sauf moi. J’avais trouvé la force de résister, je me demande bien par quel miracle.

Quel était ce projet ?

Une nouvelle manière de manipuler la machine, en introduisant la capsule par le haut. Aujourd’hui, toutes les machines fonctionnent ainsi, mais à l’époque, cette gestuelle paraissait trop atypique. Les gens de Nespresso n’y croyaient pas : on est prudent quand on doit investir des millions dans une nouvelle machine… La bagarre a donc eu lieu. Après des tests, cette machine, qui était le fruit d’un travail commun entre un designer et un ingénieur, a finalement été lancée et elle est devenue un standard. Je ne sais pas si, aujourd’hui, j’aurais encore cette énergie pour défendre mes idées.

Comment définissez-vous votre métier ?

Quand j’ai commencé dans cette profession, les gens ne connaissaient même pas le mot design. Aujourd’hui, ils connaissent le mot mais ils le confondent avec la déco. Ils croient qu’on reçoit un objet et qu’on se contente de mettre un peu de design autour pour le vendre. Je n’ai jamais travaillé ainsi. Mon métier, c’est le design industriel. Nous essayons de résoudre des problèmes à grande échelle, de créer de très bons objets pour tout le monde, réalisés avec une économie de moyens. Ce qui ne veut pas dire qu’on bosse peu ! Braun et Olivetti étaient des entreprises éclairées qui, malgré leur taille, avaient gardé la volonté de tout faire très bien. Leurs exemples m’ont guidé. J’ai la conviction que les designers ont une responsabilité dans ce qui se fait, et qu’ils doivent pouvoir influer sur la décision finale de l’entreprise. Nous avons cette relation avec Laurastar, qui travaille sur le repassage, la vapeur, la désinfection, etc. Nous sommes partie prenante de leurs projets depuis le tout début. C’est très bien, mais cela peut devenir très énergivore.

Pourquoi ?

L’économie de moyens doit s’inscrire dans la durée ; il faut travailler énormément pour faire simple ; soustraire demande plus de boulot qu’additionner… Toutes ces convictions que l’on avait pendant nos études, nous les avons gardées. Récemment, un client m’a demandé de réfléchir à un nouvel appareil qui puisse être démonté et réparé. On aura dû attendre cinquante ans pour que cette notion redevienne importante. Cela va représenter du travail. On ne conçoit pas de la même manière un objet dont on sait qu’il devra être réparable. Recycler, c’est bien. Garder longtemps, c’est mieux.

La Suisse est-elle selon vous un pays du design ?

Il y a bien sûr l’architecture et le design graphique, des domaines où le pays bénéficie d’une vraie tradition. Mais le design au sens large reste peu connu en Suisse. On a peut-être une chance car le pays est petit, sous influences latine et germanique. La définition du design suisse pourrait être celle d’une confluence. Mais je n’ai pas envie d’être associé à une nationalité. Je n’aime pas les drapeaux.

Lancez-vous parfois vos propres projets, sans répondre à la demande d’un client ?

Nous avons peu l’occasion de le faire, mais il nous est arrivé d’éditer des montres. Nous l’avons fait deux fois, à trente ans d’écart. On peut les voir sur le site adn-design.ch. L’idée était de réaliser un bel objet, anti bling-bling. Par ailleurs, l’année dernière, un prof de guitare est venu me voir avec un projet de boîte à musique pédagogique. Il m’a expliqué que si l’enfant écoute les notes justes dès le plus jeune âge, cela favorise son développement général, et aussi musical. J’ai bien aimé l’idée : si l’on fait bien au début, c’est acquis. Avec un ami ingénieur, nous avons donc décidé de participer. L’objet arrive maintenant sur le marché, en petite série, en Suisse et bientôt aussi en France (lire encadré en page 37). C’était une expérience agréable mais isolée. Je ne vais pas lancer une collection AdN et refaire tous les objets que je trouve ratés. J’admire beaucoup les artistes qui parviennent à travailler chaque matin alors que personne ne leur a rien demandé. Ils ont la niaque.

À 72 ans, vous semblez l’avoir, vous aussi.

Si je continue à travailler, c’est parce que j’ai toujours mélangé mes loisirs avec mon métier. Je n’ai pas de hobby. Je ne fais pas de golf, ni de voile, ni d’équitation. Ce que j’aime profondément faire, c’est mon métier.

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Biographie

Antoine Cahen, né en 1950, a étudié le design industriel à l’École cantonale d’art de Lausanne, qui ne s’appelait pas encore ECAL, et où il enseignera par la suite. Il fonde les Ateliers du Nord (AdN) avec Claude Frossard et Werner Jeker en 1983. Son frère, Philippe Cahen, architecte, les rejoint en 1996. Antoine Cahen a développé des rames de métro (M1 à Lausanne), des fers à repasser (Laurastar), des souris d’ordinateur (Logitech), des bornes hydrantes (vonRoll), sans parler des machines Nespresso, des appareils médicaux et dentaires et des systèmes de traitement de l’eau.

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Développer l’oreille musicale

Ce petit objet est né d’un constat : la plupart des boîtes à musique pour bébés que l’on trouve sur le marché sonnent mal, ou carrément faux. Elles ne sont pas du tout adaptées à l’extraordinaire finesse d’écoute des nouveau-nés, capables de distinguer les harmonies dans leurs moindres nuances. C’est pour offrir aux enfants une première expérience musicale de qualité qu’Antoine Cahen a accepté la proposition du professeur de musique Juan Buti de participer au développement d’une nouvelle boîte à musique. La BAM joue six mélodies, notamment de Mozart et Chopin, choisies pour l’intervalle de leurs premières notes, avec une qualité acoustique optimale. Pour le boîtier, Antoine Cahen a choisi un polymère d’origine végétale et minérale qui lui procure un toucher doux. La BAM est développée avec l’aide de l’École d’ingénierie de Fribourg, fabriquée en Suisse, à l’exception de l’électronique pour l’instant.

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LES 14 VALEURS DU CODE AdN
Qu’est-ce qui fait qu’un objet est réussi ? Antoine Cahen a résumé les concepts qui guident sa pratique aux Ateliers du Nord (AdN).

SIMPLICITÉ. Confort d’usage.

MINIMALISME. Clarté du langage.

EXPRESSIVITÉ. Transmission d’idées.

LÉGITIMITÉ. Honnêteté des formes.

ÉVOCATION. Rappel des références.

INCITATION. Éveil d’envies.

JEU. Promesse de plaisir.

INTUITION. Évidence d’utilisation.

DIFFÉRENCE. Indépendance face aux tendances.

PLAISIR. Qualité des sensations.

ERGONOMIE. Confort d’utilisation.

GESTUELLE. Appel à participation.

PERSISTANCE. Fidélité aux valeurs.

PERSONNALITÉ. Absence de compromis.

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Ses adresses 

Restaurant Le Milan (Boulevard de Grancy 54, Lausanne):« Ce qui me plaît dans ce restaurant italien, c’est qu’il accueille tout le monde. Les vieux, les jeunes, les branchés, les gens du quartier, sans sectarisme. »

Brasserie du Château (Place du Tunnel 1, Lausanne):« La première brasserie artisanale de Lausanne. Ils produisent leurs propres bières et l’on peut voir comment ils les font. La fabrication est visible. »

Collection de l’art brut (Avenue des Bergières 11, Lausanne): « Quand je reçois des amis qui ne connaissent pas Lausanne, je les emmène toujours dans ce musée que j’adore. Une collection extraordinaire. C’est une rareté. »

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 10).