CULTURE

Le rédacteur en chef du New York Times démissionne

Un journaliste du NYT avait falsifié des dizaines d’articles pendant plusieurs mois. Le débat s’était alors attardé sur la couleur de sa peau. Les pressions ont finalement eu raison du réd’ en chef, qui a démissionné jeudi. Récit.

La presse américaine n’avait jamais connu pareil mea culpa. Dans un très long article (de 14’000 mots) publié en première page, le New York Times présentait il y a trois semaines une enquête interne sur les errements d’un de ses jeunes journalistes, Jayson Blair, 27 ans, qui avait inventé de toutes pièces plusieurs articles publiés au cours des derniers mois par le prestigieux quotidien.

Les sept journalistes assignés à cette délicate mission ont dû se pincer en découvrant l’ampleur des dégâts causés par le plagiaire, qui repompait des citations d’autres journaux sans les nommer, inventait des sources qui n’existaient pas et signait ses articles depuis des endroits où il n’avait jamais mis les pieds. Mais les reproches à Jayson Blair ont finalement constitué le chapitre le moins embarrassant de ce déballage.

Car l’enquête maison a surtout mis le doigt sur les dysfonctionnements de la communication et du processus décisionnel à l’intérieur du journal. On y apprenait ainsi que bien avant que l’affaire n’éclate, le premier chef de service de Blair, Jonathan Landman, avait déjà demandé dans un e-mail à ses supérieurs que Blair soit empêché d’écrire.

Ce message était resté sans réponse. Le jeune journaliste avait bien reçu un blâme, passé quelques mois au service sports sous stricte surveillance, mais s’était ensuite vu promu en renfort sur l’affaire particulièrement délicate du sniper de Washington, qui avait défrayé la chronique en octobre. Blair y fut prolixe. Multiplia les scoops. Las, la plupart des ces révélations se sont avérées partiellement fabriquées ou embellies.

Comment un jeune homme, certes brillant, a-t-il pu être assigné à couvrir une histoire d’une telle envergure alors que ses manquements avaient déjà fait l’objet de sévères réprimandes? C’est là que la réalité américaine a rattrapé les rédactions. Il se trouve que Jayson Blair est noir. Il aurait été favorisé par la direction du New York Times, qui aurait cherché à diversifier la composition de son staff.

Blair, soufflait-t-on dans certaines rédactions, serait le pur produit de l’«affirmative action», ce système de quotas institué explicitement ou implicitement dans certaines entreprises pour y favoriser l’accession des minorités et des femmes. Les supérieurs de Blair se seraient montrés magnanimes pour ne pas le discriminer — ou simplement pour favoriser l’avancement d’un jeune journaliste noir qui «en voulait», à en croire certains collègues. Mais l’explication, outre son relent de racisme, ratait le coche.

«Blair était un charmeur, un type avec de l’entregent, c’est ce qui lui a permis de gravir les échelons, et pas sa couleur, s’insurge un de ses collègues, afro-américain lui aussi. Pourquoi, à chaque fois qu’un noir commet une erreur, met-on le doigt sur sa couleur?», s’interroge ce journaliste, au NYT depuis une dizaine d’années.

«Ça me touche personnellement, poursuit-il. Va-t-on dire que je suis au Times parce que je suis noir, mais que dans le fonds je ne le mérite pas vraiment?». Sa consoeur Jennifer 8 Lee, journaliste au bureau de Washington, doute elle aussi que la race ait joué un rôle. «C’est vrai que 60% des commentaires à l’extérieur a mis en évidence la race, mais à l’intérieur du journal, ça n’a pas affecté plus de 10% des discussions», dit-elle. Jennifer, 27 ans, engagée il y a deux ans, a participé au même programme de stagiaires à l’intention des minorités que Jayson Blair.

De fait, l’explication de la préférence raciale a été posée par les enquêteurs du journal et par le directeur du New York Times, Howell Raines, lui même. A tel point que l’on en vient à se demander si elle ne devait pas lui servir, in fine, à écarter les questions sur la gestion de son entreprise.

Le répit n’aura été que de courte durée. L’attention des médias a fini par se porter sur la gestion de ce journal qu’on surnomme la Vieille Dame Grise. Plusieurs commentateurs, dont Michael Wolff en particulier de New York Magazine, ont tiré des portraits peu flatteurs de Howell Raines. Arrivé à la tête du NYT une semaine avant le 11 septembre 2001, il a pourtant fait décrocher sept prix Pulitzer à son journal, dont six pour la couverture des attentats du World Trade Center justement.

Mais on lui reprochait sa préférence pour un type de journalisme flamboyant, son obsession des scoops, son autoritarisme. Les vieilles plumes avaient en outre du mal à avaler le star system qu’il avait institué en privilégiant un cercle choisi de protégés. Jayson Blair en faisait partie

«La pression est forte, ça ne fait aucun doute», affirme l’un d’entre eux. «La délégation du pouvoir doit certainement être revue», ajoute Jennifer 8 Lee, qui confirme que la «pression pour obtenir des histoires sexy et glamour avait fait augmenter la compétition à l’intérieur du journal».

Howell Raines avait bien promis à son staff de revoir sa gestion. Malheureusement, on ne dirige pas le plus prestigieux journal américain sans assumer la responsabilité de pareil scandale. En voulant jouer la transparence en publiant sa propre enquête, Howell Raines s’est tiré dans le pied. Il a fini par donner sa démission, tout comme son adjoint Gerald Boyd.