Les polémiques sur la police et le G8 nous offrent une belle illustration de l’état de déliquescence dans lequel se trouve la démocratie suisse! Aussi bien dans un camp que dans l’autre.
Voyez le camp des manifestants. Les altermondialistes sont si remontés contre la gestion américaine et libérale du monde qu’ils ne rencontrent aucun problème de mobilisation. La moindre manif peut compter sur des milliers ou des dizaines de milliers de participants, jeunes et moins jeunes, tous décidés à crier haut et fort leur refus du monde tel qu’il va.
Pour s’insurger contre les théories de licenciements sauvages ou la militarisation éléphantesquement absurde de quelques enjeux régionaux, comme la dernière guerre d’Irak, il n’y a pas besoin d’être gauchiste, fils et petit-fils de gauchiste. Chacun peut sentir, je dis bien sentir car il s’agit d’émotion, que la planète ne tourne pas rond et que depuis quelques années l’espace démocratique se réduit à vive allure.
Mais ce sentiment n’est pas relayé par un discours politique structuré, par des mouvements politiques structurés. Les partis politiques de la gauche classique font du suivisme, tentent de chevaucher les raz-de-marée spontanés qui ponctuellement investissent le centre des villes sans être capables de proposer une réelle alternative.
Et, bien sûr, le militantisme traditionnel issu du mouvement ouvrier ayant disparu, ils n’arrivent plus à organiser un service d’ordre, à canaliser la colère populaire ni à lui donner des exutoires positifs. Dans ce contexte désespérant, le peuple en colère se transforme vite en plèbe furieuse, teigneuse et hargneuse. L’histoire nous enseigne que cette plèbe-là est trop souvent devenue de la chair à canon.
Du côté de l’Etat, les coulures et les déviances sont tout aussi impressionnantes. Parce que l’Etat, le fameux Etat de droit, n’est plus sûr de son droit et est le plus souvent dépassé par les événements. Pour donner le change, il se braque sur de faux problèmes en donnant dans le populisme xénophobe. Mais cache difficilement ses manques. Ainsi, la Suisse qui compte tout de même les centres urbains les plus proches d’Evian n’a été avertie qu’indirectement (par le biais d’offices du tourisme, si j’ai bien lu) de l’importance des réunions annexes au G8.
Pourquoi en serait-il autrement? Repliée sur elle-même, snobant grossièrement l’Union européenne, absente jusqu’à il y a quelques mois des grands forums internationaux, la Suisse pèse le poids de ses coffres-forts, pas de sa politique. D’ailleurs, depuis le temps qu’elle encaisse des chèques, son appareil d’Etat s’est modelé à cette activité suprême: les barrières cantonales ont été maintenues au-delà de toute raison pour protéger ces coffres.
Des institutions comme la justice et la police sont maintenues à des niveaux préhistoriques. Les juges ont intérêt à ne pas mettre le nez au-delà des vingt ou trente kilomètres accordés à leur pré carré et les policiers sont divisés à l’infini dans des corps communaux ou cantonaux mal entraînés en raison même de leur petitesse, de la médiocrité de leurs moyens, de leur phobie de toute action hors du périmètre étroit tracé par les supermarchés qui entourent les localités.
Héritières directes des gardes champêtres, nos polices en ont gardé l’attrait des uniformes clinquants, la passion des beaux jouets inutiles, une courte vue fleurant bon les pâquerettes. La façon dont les policiers vaudois ont extorqué des uniformes antiémeutes dernier cri serait cocasse si elle n’avait pas laissé planer l’ombre d’un refus de servir inadmissible. Les tergiversations des cantons à «prêter» leurs policiers à Genève seraient elles aussi cocasses si elles ne témoignaient pas de la part d’autorités prétendument responsables d’un esprit de clocher affligeant.
Et l’armée? Cette armée que le Conseil fédéral nous invite à réformer le 18 mai pour qu’elle puisse se préparer à des tâches nouvelles. Elle est magnifique notre armée! Les citoyens sont impérativement invités à lui faire confiance et ne lui ménagent pas les crédits. Mais comment ne pas se pincer lorsque l’on entend ses chefs prétendre qu’elle serait incapable de canaliser des manifestants?
Sous prétexte qu’en 1932 des officiers fascisants n’auraient pas su faire acte d’autorité sur des recrues valaisannes tirées de leurs vignes et de leurs alpages pour affronter les ouvriers genevois, on la cantonne dans des tâches subalternes. Quel aveu!
En trois quarts de siècle, notre armée n’aurait pas été capable de se démocratiser? Alors à quoi sert-elle? A tourner en rond, à s’acheter de coûteux gadgets made in USA, à se divertir avec des FA/18? Est-ce à dire que comme les vaillants colonels de Saddam, nos officiers sont payés pour exécuter de belles gesticulations en attendant de se déguiser en civils dès que cela tournerait mal?
Un Etat qui n’est pas capable d’organiser son service d’ordre, de faire respecter ses lois, n’est plus un Etat mais un rassemblement de tribus. Les débats auxquels nous assistons depuis quelques semaines montrent que le tribalisme domine: tel groupe de manifestants contre celui d’en face, telle coterie de policiers contre une autre, telle ville ou tel canton contre le voisin. Nul ne semble pouvoir maîtriser cette empoignade générale. Surtout pas les grands chefs qui sous l’arbre à palabre du Palais fédéral se défilent à qui mieux mieux pour ne pas empoigner les dossiers brûlants.
C’est ainsi que la Suisse se rapetisse et que nous retrouvons notre posture de nains de jardins.