Un bon documentaire est un film qui écoute. Actuellement à l’affiche, «Forget Baghdad» et «Dans l’angle mort» ont des oreilles fines et généreuses.
«Forget Baghdad», de Samir, 48 ans, cinéaste zurichois d’origine irakienne, est-il vraiment un documentaire? Oui puisqu’il s’agit de faire parler de vrais gens sur des événements réels. Pourtant, la mise en scène chatoyante, en puzzle, délicatement baroque, et le caractère personnel de l’entreprise — retrouver des amis de son père — le rapprocheraient plutôt de l’essai subjectif, du feuilleton croisé, un genre qui sied bien à la ville des Mille et une nuits.
Avec Samir, preuve est faite qu’un documentaire peut être visuellement riche (mélange de lieux, de témoignages, d’images d’archives et d’extraits de films) et graphiquement élaboré — ah! cet art de l’incrustation vidéo! — sans renier quoique se soit de ce qui le fonde: la recherche d’information, le souci de vérité, la transmission d’un savoir.
A l’inverse, les Autrichiens André Heller et Othmar Schmiderer ont adopté la forme la plus simple du cinéma, le plan fixe, pour interroger Traudl Junge, la secrétaire privée de Hitler. Cette jeune Bavaroise aux yeux bleus aura servi son patron jusqu’à la mort, recueillant son testament et recevant de sa main le cyanure qui lui aurait permis, en cas d’arrestation, d’échapper aux souffrances et aux humiliations infligées par l’ennemi.
Dans un studio de Munich, fumant étrangement sa cigarette, la vieille dame de 81 ans raconte avec une précision inouïe les derniers jours de Hitler. Quand elle décrit la danse macabre qui a suivi le mariage du dictateur avec Eva Braun, le suicide collectif de la famille Goebbels et le climat fin de règle qui régnait dans le fameux bunker, on se croirait dans un film de Visconti. Cette confession de première main, d’une extrême intimité, est saisissante.
Aussi différents soient-ils, «Forget Baghdad» et «Dans l’angle mort» se ressemblent sur un point: la force du témoignage, la puissance de la mémoire, la primauté de la parole sur l’image. Un bon documentaire est un film qui écoute, celui de Samir comme celui de André Heller et Othmar Schmiderer ont des oreilles fines et généreuses.
La question s’est posée de savoir s’il fallait sortir «Forget Baghdad» en avril, au risque de provoquer une certaine confusion puisque le film n’est pas consacré à la guerre en Irak, pas même à la première guerre du Golfe, mais se présente, comme toujours avec Samir, comme une quête des origines. Les siennes, mais surtout celles de son père, dont il a retrouvé des camarades d’enfance, des juifs d’Irak communistes, réfugiés en Israël d’où ils se sont toujours sentis un peu étrangers, méprisés par les juifs ashkénazes (ceux d’Europe), eux les Juifs arabes.
«En Irak, j’étais juif; en Israël, je suis arabe», constate l’un d’entre eux. Samir n’est pas juif, son père non plus, mais il ressent au travers de ces témoignages le même tiraillement entre son pays d’origine et la Suisse qu’il a découverte à l’âge de six ans.
Le «forget», l’oublié du titre, c’est le Bagdad des années trente, ville où vivait en bonne intelligence des enfants de toutes religions ou confessions; ville grande par son histoire et petite par la convivialité de ses quartiers, ville laïque aspirant au progrès et au partage; ville de beauté et de contes, attachante entre toutes. La Deuxième Guerre met un terme à ce bienheureux cosmopolitisme. L’Irak devient le jouet de la politique internationale. Comme partout, l’antisémitisme a le vent en poupe. En Irak aussi.
Après la guerre, les Juifs irakiens qui ont survécu se réfugient, contre leur gré parfois, en Israël. Pour s’intégrer à leur nouvelle patrie, ils doivent renoncer à leur langue, l’arabe, au profit de l’hébreu et gommer leurs traditions, culinaires ou culturelles. Pourtant, malgré leurs efforts, Israël traitent ces Mizrahim comme des citoyens de deuxième catégorie. D’une part parce qu’ils n’ont pas vécu l’Holocauste, d’autre part parce qu’ils restent trop arabes aux yeux des Juifs d’Europe qui ont pris les leviers du pouvoir.
Ce racisme entre juifs, Ella Shohat, historienne du cinéma et fille de Juifs irakiens, le rappelle en citant d’amusants exemples cinématographiques, notamment «Sallah Shabati», une comédie populaire où le Mizrahim apparaît comme un paresseux, inculte et voleur. Son témoignage a été recueilli avant le 11septembre 2001; derrière elle, dans son appartement new-yorkais, se dressent encore les deux Tours du World Trade Center. Au moment où elle parle, Ella Shoat ne sait pas encore que sa double culture — triple maintenant qu’elle est devenue Américaine — allait devenir encore plus difficile à vivre.
La beauté vertigineuse de «Forget Baghdad», c’est de sortir de la logique binaire, et forcément guerrière, du champ/contrechamp telle que l’a pratiquée la télévision durant la guerre, pour explorer les diversités, culturelles, historiques, religieuses d’un pays chargé d’un passé riche et complexe. Passé que l’actualité des événements internationaux — Irak le pays en guerre — avait fait oublier. Le film de Samir est une merveilleuse réponse au manichéisme, même plein de bonne volonté, de ceux pour qui le Bien est forcément le contraire du Mal.
Le Bien dans le Mal, le Mal dans le Bien, c’est exactement ce que l’on entend dans les propos de Traudl Junge qui aura passé plus de 50 ans de sa vie à essayer de comprendre, et de se pardonner peut-être, son aveuglement face à Hitler et à sa criminelle politique.
L’honnêteté de la vieille dame, son absence de complaisance vis-à-vis d’elle-même, la précision de sa mémoire et la clarté de son expression concourent à faire de ce récit un document historique capital mais aussi un témoignage humain bouleversant, universel en dépit du statut privilégié et unique qui était le sien au moment des faits.
Il a fallu un demi-siècle pour que Traudl Junge se sente prête à ouvrir sa mémoire, en vrac et devant la caméra. Pour comprendre comment elle a été si naïvement aveuglée, la vieille dame rappelle sa rencontre avec Hitler. Elle attendait un tribun vociférant, elle découvre un «vieux monsieur souriant et délicat, avec une voix douce et modulée».
Heureuse dans son travail, protégée par un homme qui incarne une figure de père rassurant et mise à l’écart des courriers dangereux, militaires ou d’affaires étrangères, Traudl n’a aucune raison d’imaginer ce qui est en train de se passer. Et même quand des doutes surgissent, notamment liés aux bizarreries du Monsieur, elle s’interdit d’aller plus loin dans l’investigation. Par loyauté autant que par confort. Pendant toute la durée de la guerre, cette fille intelligente et empathique a, sans le savoir, participé à la plus monstrueuse des entreprises de destruction de l’Homme.
Choquée par les révélations de Nuremberg, Traudl Jung ne fait pas tout de suite le lien avec son histoire personnelle. Elle est simplement soulagée ne n’avoir rien su, de ne pas devoir porter la culpabilité de cette faute. Elle croit s’en être débarrassée, elle se trompe. Le remord fait son travail de sape. Est-on innocent quand on ne sait pas, ou est-on coupable de ne pas savoir?
Plus le temps passe, plus Traudl se sent mal, et particulièrement quand elle découvre à la faveur d’une promenade, devant un mémorial dédié à la Résistance, le nom de Sophie Scholl. Cette jeune fille, née la même année qu’elle, a été fusillée le jour où elle était engagée par Hitler. «J’ai compris alors que ma jeunesse ne pouvait pas me servir d’excuses!»
Traudl Jung est décédée le 15 janvier 2002, quelques jours seulement après la représentation officielle de son film.