- Largeur.com - https://largeur.com -

Lausanne à la recherche des extraterrestres

Les célèbres mosaïques de l’artiste français Invader s’accrochent à Lausanne malgré le temps qui passe. Certaines, disparues, ont été reconstituées par les fans, mais partir à la rencontre de ces aliens reste une belle aventure. Attention, spoilers!

Juillet 2000. Dix-huit petits extraterrestres pixellisés envahissent Lausanne et s’installent sur ses bâtiments, ses ponts, ses toits. La capitale vaudoise a l’honneur d’inspirer le célèbre artiste et mosaïste français Invader, deux ans après la naissance de son premier alien à la Bastille, à Paris. «En reprenant une créature du jeu vidéo Space Invaders – les envahisseurs de l’espace ou bien les envahisseurs d’espace –, tout le programme était écrit pour moi : il n’y avait plus qu’à envahir l’espace, l’espace terrestre, l’espace urbain… mais envahir l’espace», expliquait le street artist dans une rare interview accordée à France Culture.

À ce jour, plus de 4050 Invaders ont été cimentés dans 80 pays. Au fil du temps, le créateur a développé son style : ses oeuvres de rue ne s’inspirent plus forcément toutes du jeu de 1978, comme le démontrent sa célèbre Joconde à la rue du Louvre à Paris ou l’immense mosaïque immortalisant Serge Gainsbourg à Clermont-Ferrand (bien que les volutes de sa cigarette forment un… Space Invader !). Le 31 décembre 2021, le 4000e Invader prenait place à 4000 m d’altitude, en Bolivie, détrônant le précédent record d’altitude de 2362 m détenu par Anzère, en Valais. Un petit envahisseur chanceux a, lui, même pu rentrer à la maison : depuis 2015, il coule des jours heureux dans la Station spatiale internationale ISS.

Depuis 2014, l’application gratuite FlashInvader vous permet, à chaque figure découverte et scannée, de vous hisser dans le classement de la chasse aux Invaders. Le jeu compte plus de 125 000 participants à travers le monde. À Lausanne, chaque alien vous rapportera entre 10 et 30 points, et même 50 pour l’un d’eux. Mais après plus de deux décennies, certains ont disparu à cause des évolutions urbanistiques et des voleurs qui les traquent dans toutes les villes «envahies». «Ces oeuvres valent de l’argent et ceux qui les ont dérobées le savaient», estime Jean-Rodolphe Petter, historien de l’art et auteur de l’étude Le graffiti à Lausanne – Histoire, conservation et diffusion (1986-2020). « Mais cela fait partie du jeu : par essence, le street art, ou le graffiti, est éphémère. Il est aussi lié à notre manière de consommer les images. » Invader est l’un des street artists les plus cotés au monde. Mais ce sont ses Alias (le nom donné aux copies qu’il réalise, toujours en exemplaire unique, de ses Invaders de rue et qu’il vend en personne avec un certificat d’authenticité) et ses tableaux qui atteignent des sommes vertigineuses.

Récemment, deux Alias partaient pour plus de 250 000 francs chacun. Record absolu : l’Alias de TK_119 (Tokyo) a été adjugé par Sotheby’s en 2019 à 1,2 million de dollars ! Tandis que le tableau La Joconde en Rubik’s Cube s’est vendu un demi-million de francs l’année suivante. Une bonne nouvelle pour ses Invaders de rue : depuis 2017, des équipes de fans, les « réactivateurs » s’appliquent à les recréer à travers le monde. Avec l’accord de l’artiste et sous sa supervision, ils reconstruisent ses mosaïques à l’identique et les replacent eux-mêmes, une fois validées par Invader. C’est le cas pour celle de la station Bessières du métro m2 (direction Croisettes) où commence notre balade à la recherche des extraterrestres lausannois. Sur une façade jouxtant le quai, en levant les yeux, vous apercevrez une première petite créature noire aux yeux bleus. Toutes les œuvres d’Invader sont nommées avec le code de la ville, Lsn pour Lausanne, et numérotées. Ici, nous avons affaire à LSN_04.

On prend ensuite l’ascenseur qui mène sur le pont Bessières qu’on traverse pour rejoindre l’esplanade de la Cathédrale. La vue s’ouvre sur le Léman et ses montagnes. Au premier plan, les magnifiques toits de la vieille ville. Sur une cheminée, à quelques mètres de nous, on décèle un drôle d’intrus : un Invader rouge vif. Nom de code? LSN_15. Il n’est pas seul : à ses côtés, sur une deuxième cheminée, un Terrien cette fois, en mosaïque à carreaux plus petits, portant veste brune et jean, semble avancer vers lui. Qui est-il ? Son nom est Conrad, Conrad B. Hart, héros du jeu de 1992 Flashback repris par le street artist Megamatt qui déploie aussi ses aventures sur les murs et toits du monde entier. Lausanne a également connu, après le passage d’Invader, une vague d’invasions signée de Spaceramik, un artiste local, dont il reste quelques exemplaires.

On contourne la Cathédrale, pour prendre la rue Cité-Devant. Là, LSN_12 a été réactivé sur le mur faisant face au restaurant italien Il Ghiotto et au cocktail-bar Le Vestibule. On redescend au centre-ville : à la place Arlaud, à deux pas du théâtre Boulimie, une autre réactivation, LSN_16, malheureusement déjà fortement endommagée, met en vedette deux créatures blanches sur fond noir.

On rejoint ensuite la place Chauderon. À son extrémité, sur le socle d’un luminaire, une autre réactivation a eu lieu en 2018. Il s’agit de la pièce maîtresse de Lausanne, LSN_18, un alien de pixels bruns avec un réflecteur orange en guise de visage. Cinquante points sur le jeu FlashInvader ! En descendant dans le quartier du Flon, on trouvera d’autres bonshommes. Mais celui au-dessus du numéro 2 de la rue de Genève n’est pas l’œuvre d’Invader. À la rue des Côtes-de-Montbenon, LSN_01 avait brièvement repris vie fin 2021. LSN_05, soucoupe volante blanche sur fond noir, est apposée sur le versant sud du Grand-Pont actuellement en travaux. Survivra-t-elle ? Même inquiétude pour LSN_14, au milieu du pont, toujours côté sud, et bien visible depuis la passerelle du Flon. Dans le documentaire de Banksy Faites le mur (disponible sur YouTube), on voit Invader le poser rapidement, en plein jour. Banksy filme également le street artist français lorsqu’il colle un motif blanc et rouge sous les escaliers reliant la rue du Grand-Chêne à l’entrée du métro au Flon. La pièce a depuis disparu avec l’aménagement d’un ascenseur. Sera-t-elle prochainement réactivée ? L’extraterrestre orange LSN_08, emporté par la rénovation d’un entrepôt non loin, l’a déjà été. Mais il est sans doute le plus discret de la ville, aujourd’hui caché par du mobilier de terrasse.

Au croisement de la rue Centrale avec la rue Pépinet, face à la terrasse des Brasseurs, une autre réactivation a eu lieu. Au ras du sol, LSN_02, orange aux grands yeux blancs, semble regarder les dégâts qu’il a subis : certains pixels lui ont été arrachés, sans doute en tentant de le retirer. Peine perdue, rappelle sur son site l’artiste qui utilise désormais des carreaux plus fins se cassant immanquablement: «Voler l’oeuvre est impossible. En l’enlevant, les voleurs détruisent les céramiques et doivent en acheter pour la réparer. Ils ajoutent même une patine pour donner un aspect vintage. J’ai du mal à croire que quelqu’un voudrait des mosaïques non authentiques, car il pourrait aussi bien aller en acheter dans le commerce et les faire lui-même… Je ne peux qu’espérer que, bientôt, plus personne ne sera tenté de voler mes pièces et que cette absurdité et ces destructions douloureuses cesseront.»

On monte à Saint-François pour prendre la rue du Petit-Chêne qui descend à la gare. Au milieu, réside le petit bonhomme vert LSN_10. Il a été réactivé il y a quelques années. Tout comme son plus proche voisin, LSN_13, logé au sommet d’un escalier, non loin de la gare. Plus bas, les deux aliens d’Ouchy sont toujours portés disparus. Invader reviendra-t-il un jour décorer Lausanne ? Certaines villes ont connu plusieurs vagues d’invasion. L’artiste, qui colle au moins un nouvel Invader par semaine dans le monde, le répète lui-même: «Game is not over!»

_______

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 9).