Détraqués par les news, ébranlés par les licenciements, les personnages de David Rees font fureur sur le Net. Son livre explosif sort ces jours-ci en français.
David Rees, un New-Yorkais de 28 ans, a profité d’une période de chômage pour lancer sur le Net une série de comic strips sur la crise dans laquelle s’enfonçait son pays.
Un ton ricanant, hyper corrosif, un mauvais esprit jouissif illustrant le malaise du peuple américain et la rhétorique creuse de l’équipe Bush. C’était le 9 octobre 2001, moins d’un mois après les attentats du World Trade Center.
Le rédacteur en chef de Vanity Fair venait de déclarer la mort de l’ironie. Le cartooniste a tout fait pour lui prouver que ce genre d’humour se portait bien, même face au deuil national.
Un an et demi plus tard, les railleries toujours aussi grinçantes de David Rees attirent des milliers de fans sur son site, la chaîne MTV s’est intéressée à porter ses BD à l’écran et son recueil de strips vient d’être traduit en français sous le titre de «Putain, c’est la guerre» (Denoël Graphic).
Petit rayon de soleil dans ce monde de brutes: les droits d’auteurs sont reversés à une association de déminage en Afghanistan.
«Putain, c’est la guerre», c’est l’histoire d’Américains au bureau, qui parlent au téléphone ou qui papotent autour d’un café. Les silhouettes proprettes de clipart, qu’on dirait tirées d’un Michel Vaillant, sont immuables. A chaque fois qu’un personnage entre en scène, Rees réutilise le même dessin.
Il y a le chef de service grisonnant maniant, debout, ses dossiers. Le frisé à lunettes, assis, rivé devant l’écran de son ordinateur. Sa collègue en chemisier genre Condoleezza Rice. Et le groupe en pause, qui grignote des beignets en faisant tomber les miettes dans leur mug. Sans oublier l’employé proche de la retraite mué en poète perdu, tout seul dans son coin. Les dialogues, dactylographiés dans des bulles comme un rapport du Pentagone, ont un contenu moins lisse.
Le 9 octobre 2001, le Frisé devant son ordinateur: «Bordel! Je viens de voir des photos de ces putains de camps de réfugiés à la frontière afghane! Ça rigole pas!»
Le Boss: «Au moins ces pauvres types sont sous la protection des Etats-Unis maintenant! Tout va s’arranger très vite!»
Une année plus tard, le 27 septembre 2002, dans le même bureau. Le Frisé: «Tu te souviens de ces civils encore vivants dans ce pays où on a mené notre dernière guerre il y a quelques mois? Est-ce qu’ils se rendent compte qu’ils sont à une guerre d’être complètement oubliés?»
Le Boss, toujours debout devant ses dossiers: «Tu crois que le plan c’est nourrir les Afghans affamés avec les cadavres des Irakiens?»
Le groupe, toujours en pause café: «Vous vous rappelez le bon vieux temps, quand les plus grandes menaces contre la Patrie étaient les disques de 2 Live Crew?»
De strip en strip, donc, les Américains types de David Rees, paralysés par l’impuissance, confondent comique et tragique, usent de Liberté Immuable et d’Axe du Mal dans leur dialogue quotidien comme s’il s’agissait d’un nouveau jargon rap à la mode.
Détraqués par les news, ébranlés par les licenciements de leur boîte — mais aussi par le whisky du bureau et les petites fumettes en cachette –, ils se mettent à menacer de «bombarder un bureau» pour récupérer un dossier.
Un collègue croit même voir débarquer Voltron, un robot rescapé d’une série culte américano-japonaise des années 80, «adoré par les bons et redouté par les méchants». Dans une rhétorique néo-bushienne, Voltron récite un «Credo à la Guerre» qui panique tout l’étage.
Parmi les centaines de mails que reçoit le cartooniste figurent, évidemment, quelques outragés: «Si t’as un problème avec le Président Bush et la guerre, déménage ailleurs, par exemple en France où les minets de ton espèce sont bienvenus!» a pu lire récemment le dessinateur.
Mais, à en croire l’auteur de la préface de «Putain, c’est la guerre!», au fur et à mesure que circulait le lien de son site web, les strips de David Rees revigoraient les internautes. «Ça merde gravement en ce moment, disaient les e-mails, mais au moins, nous ne sommes pas seuls. Ca s’appelle le réconfort. Prenez-le où il se trouve.»
David Rees, qui n’a aucunement l’intention de quitter les Etats-Unis, dit avoir beaucoup réfléchit à son pays depuis le 11 septembre: «Je me suis procuré une copie de la Constitution américaine et je la relis souvent. Je pense que l’Amérique est une nation remarquable et ce document est incroyable. Mais je ne suis pas du genre à penser à notre oppression en regardant le drapeau. Je ne peux pas supporter ce patriotisme qui consiste à répondre à la crise en allumant des bougies aux fenêtres.»
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«Putain, c’est la guerre», de David Rees, Denoël Graphic, 2003 (titre original: «Get Your War On?»)