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Vers la fin du marché noir de l’or blanc ?

La première banque de lait maternel de Suisse romande va ouvrir ses portes dans quelques mois. Alimenté par des donneuses volontaires, ce lactarium vise à répondre aux besoins des bébés prématurés et des mères qui ne peuvent pas allaiter.

On l’appelle l’or blanc. Mais, ironiquement, le lait maternel fait l’objet d’un marché noir. Sur les réseaux sociaux, ce nectar est au cœur de nombreuses tractations. En Suisse, plusieurs groupes Facebook lui sont consacrés, dont «Human Milk 4 Human Babies» (qui compte près de 1500 membres) ou encore Lait’change. On y retrouve des échanges gratuits entre mamans. Mais le précieux élixir est parfois vendu via Internet pour de coquettes sommes : jusqu’à 200 francs pour 100 ml, ce qui représente à peine un demi-biberon !

Le lait en poudre constitue une solution convenable, mais les expert·e·s de la santé s’accordent à dire que les vertus du lait maternel sont multiples. «Il s’agit d’un système biologique complexe et dyna­mique que l’industrie alimentaire n’est pas parvenue à reconstituer à ce jour», souligne Céline Fischer Fumeaux, médecin adjointe au Service de néonatologie du CHUV.

Bénéfices à long terme

Le lait maternel apporte aux nourrissons des nutriments parfaitement adaptés à leur croissance. Ces agents agissent notamment au niveau immunologique et offrent une protection importante aux nouveau-nés. Il permettrait même de réduire les morts subites du nourrisson. À terme, il a aussi été observé que l’allaitement protégerait l’enfant contre le diabète ou l’obésité.

Fait moins connu du grand public, la pratique engendre de nombreux bénéfices pour la mère. «Grâce à la sécrétion d’ocytocine générée par l’allaitement, l’utérus se contracte pour retrouver sa taille d’origine. Cela permet de diminuer les risques d’hémorragie après la naissance.» Il a aussi été observé que les femmes qui optent pour cette pratique sont moins touchées par la dépression post-partum. L’allaitement leur assure également une protection à plus long terme contre certains types de cancers (ovaires, seins), ainsi que contre d’autres maladies telles que le diabète de type 2. Sans oublier les avantages au niveau environnemental et économique.

Mais s’il ne fallait citer qu’une catégorie pour laquelle le lait maternel est particulièrement important, il s’agit des nouveau-nés en situation de vulnérabi­lité, qu’ils soient prématurés, à faible poids ou malades. «Pour ces bébés, le lait maternel présente des avantages supplémentaires, relève Céline Fischer Fumeaux. Il constitue notamment un facteur de protection contre un certain nombre de complications néonatales graves, dont la plus redoutée est l’entérocolite nécrosante, une maladie affectant les intestins.» Selon des études, le recours à du lait maternel – plutôt qu’à du lait en poudre – permettrait de diminuer de moitié l’occurrence de cette maladie. «On a par ailleurs pu observer des durées d’hospitalisation plus courtes pour les prématurés nourris de cette manière, ainsi que des effets positifs sur leur développement à plus long terme.»

Un partenariat novateur

À l’image du personnel soignant spécialisé dans la pédiatrie et la néonatologie, de nombreux organismes dédiés à la promotion de la santé préconisent une alimentation à base de lait maternel, et ce, le plus longtemps possible. «L’idéal, c’est bien évidemment que le bébé soit nourri avec le lait de sa propre mère, qui est parfaitement ajusté à ses besoins», poursuit la spécialiste. Pourtant, il arrive justement souvent que dans le cas d’une naissance prématurée, la lactation cesse. Face au choc émotion­nel que cet événement provoque, les mères n’ont souvent pas ou pas assez de lait pour leur propre enfant, alors qu’il en a particulièrement besoin, puisqu’il ou elle est encore plus vulné­rable que lorsque la naissance arrive à terme.

C’est d’ailleurs pour offrir aux familles concernées une alternative aux prépara­tions infantiles pour nourrissons que sont nés les lactariums. Véritables banques de lait maternel, ces structures – au nombre d’environ 280 en Europe – mettent à la disposition des bébés prématurés du lait issu de donneuses. Début 2022, Lau­sanne accueillera le premier lactarium latin du pays, qui en compte huit en Suisse alémanique. Soutenu par le Département de la santé et de l’action sociale du canton de Vaud, le CHUV a conclu un partenariat novateur avec l’organisme Transfusion interrégionale CRS, spécialisé dans l’approvisionne­ment en produits sanguins et dérivés.

Pour assurer la qualité de l’aliment, les donneuses sont soumises à des tests sanguins. Le lait est lui aussi analysé pour vérifier qu’il ne contient pas de virus ou de bactéries. Les dons seront ensuite pasteurisés puis congelés afin d’être conservés de façon adéquate. «Certes, la pasteurisation altère un peu la qualité du produit mais il s’agit sans aucun doute du deuxième meilleur lait que l’on puisse offrir à un nourrisson dans ces situations, derrière celui de sa propre mère», commente Céline Fischer Fumeaux, responsable de ce projet. Elle se réjouit d’ailleurs de l’enthousiasme que suscite le lactarium: dès l’annonce officielle de son lancement, de nombreuses femmes se sont spontanément proposées comme donneuses.

Plusieurs centaines de litres pour un seul nourrisson

À l’avenir, l’idée serait d’élargir l’offre et de pouvoir proposer du lait destiné aux bébés sains dont la mère ne peut ou ne souhaite pas allaiter. Car c’est bien là que la politique d’encouragement à l’allaite­ment se heurte à sa principale difficulté: alors que la majorité des parents recon­naissent les bienfaits de cette pratique, certains d’entre eux dénoncent une trop forte pression sociale sur l’allaitement, qui n’est pas forcément compatible avec leur mode de vie. «Lorsque notre banque aura atteint son rythme de croisière, elle devrait fournir plus de 300 litres de lait par année», note la responsable du projet. Or, ce lait couvrira en priorité les besoins de plus de 100 à 200 nouveau-nés prématurés, ou avec certaines autres pathologies à risques, durant leur hospitalisation. Alors que pour couvrir les besoins d’un seul nourrisson sain de poids moyen durant six mois, il faudrait plusieurs centaines de litres.

Les parents de nourrissons sains qui renoncent à l’allaitement maternel devront donc continuer à choisir entre le lait en poudre et les réseaux informels d’échange. «Ce type d’approvisionnement, même s’il part d’une bonne volonté, n’est pas recommandé par les spécialistes, avertit Céline Fischer Fumeaux. Comme le lait échappe à tout type de vérification, il peut contenir des virus ou des bactéries, mais aussi des toxines (nicotine, alcool, médicaments) en lien avec la consomma­tion de la donneuse.» Il est pourtant important de continuer de laisser les femmes libres quant à la question de l’allaitement et de garantir des alternatives sécuritaires aux normes strictes pour les préparations infantiles données en substitution du lait maternel.

Pour l’instant, il s’agit donc de protéger les femmes qui font le choix d’allaiter. «La Suisse a une grande marge de progression en comparaison internationale», explique Céline Fischer Fumeaux. En effet, même si, depuis 2014, la loi du travail accorde une rémunération des pauses pour l’allaite­ment, la conciliation entre cette pratique et la reprise d’une activité professionnelle demeure encore compliquée pour de nombreuses femmes.

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Six mois au sein

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) préconise un allaitement exclusif des nourrissons durant six mois, suivi d’un allaitement complémentaire jusqu’à l’âge de 2 ans ou plus. En Suisse, on recom­mande d’initier la diversification de l’alimentation au plus tôt après quatre mois et au plus tard après six mois. Les pé­diatres conseillent d’introduire les aliments de com­plément au-delà de six mois, car la teneur nutri­tionnelle du lait maternel ne suffit plus à couvrir tous les besoins du nourrisson, notamment en ce qui concerne l’apport en fer.

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La Suisse à la traîne

La Suisse arrive en 71e position (sur 98 pays évalués) au niveau de son engagement en faveur de l’allai­tement, selon un rapport publié en 2020 par la World Breastfeeding Trends Initiative (WBTi). Les auteur·e·s de l’en­quête dénoncent notamment le fait que dans notre pays, l’allaite­ment maternel n’est pas mis en avant comme une stratégie nationale de santé. En terre helvétique, «les taux d’allaitement ne sont monito­rés que tous les dix ans», regrette pour sa part Céline Fischer Fumeaux. Selon la dernière édition disponible de l’«Étude suisse sur l’alimentation des nourrissons» (Swifs), qui date de 2014, le taux d’initiation de l’allaitement est élevé, soit 95%. Par contre, la durée de l’allaite­ment exclusif se si­tue en dessous des recommandations de l’OMS: moins de deux tiers des nourrissons sont exclusivement allaités à la fin du 4e mois, et à peine un quart entre le 5e et le 6e mois, en défaveur de la Suisse romande.

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Un réseau et des infos

Le manque d’information autour de l’allai­tement pousse de nombreuses mères à se tourner vers les préparations infantiles pour nourrisson contre leur volonté. Loryne Zwicky a créé Lait’change en 2019, lorsqu’elle s’est rendu compte qu’aucun lacta­rium n’existait en Suisse romande. Le principe est simple: donneuses et preneuses de lait maternel postent des petites annonces sur la page Facebook de l’association, qui sont classées par canton de résidence. Des sages-femmes chapeautent ces échanges, par exemple pour vérifier la qualité du lait ou donner des conseils.

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 24).

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