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Lausanne, ville des femmes

Longtemps oubliées de l’histoire officielle, minorisées dans les espaces publics, les femmes font leur place dans la capitale vaudoise qui se révèle à la pointe des villes inclusives.

Lausanne, 7 février 2021. Dans le froid hivernal de ce dimanche ensoleillé, un événement historique se déroule devant l’église Saint-Laurent : estampillée «place du 14-Juin», une plaque est apposée par les autorités sur ce haut lieu du centre-ville où se croisent chaque jour des centaines de piétonnes et de piétons. Baptisé du nom de la grève des femmes du 14 juin 1991, reconduite en 2019 à travers la capitale vaudoise, l’endroit, qui n’avait jusque-là pas de nom officiel, symbolise un véritable virage: pour la première fois, un lieu central et incontournable rend hommage aux femmes.

Dans le sillon du mouvement planétaire #MeToo, Lausanne s’affiche plus féminine et plus inclusive que jamais. Les noms de rues se féminisent, la Cathédrale accueille sa première guette et l’histoire retient enfin les grands noms de Lausannoises avec la parution, début 2021, de l’ouvrage 100 femmes qui ont fait Lausanne, édité par la Ville. La volonté est certes politique, mais pas seulement. Nombre de citoyennes et de citoyens militent ou se retrouvent dans cette cité qui revendique un visage multiple, incluant ses habitants dans son ensemble, qu’ils soient hommes, femmes, transgenres, seniors ou enfants, d’ici ou d’ailleurs.

À l’origine de cette politique, la volonté des autorités et de la population de faire de la capitale vaudoise une ville accueillante pour toutes et tous. Parmi celles qui ont pris part au débat public et au changement initié par la Municipalité, on trouve de jeunes politiciennes, telles Sarah Neumann, à l’origine de l’idée des marches féminines exploratoires, ou Léonore Porchet, engagée dans la lutte contre le harcèlement de rue; des chercheuses, telles Joëlle Schwarz et Carole Clair, à la tête de l’Unité médecine et genre d’Unisanté à Lausanne dont le combat pour lutter contre les inégalités en santé a fait de l’Université de Lausanne l’une des pionnières en la matière ; mais aussi des entrepreneuses, à l’instar d’Éléonore Arnaud, fondatrice de la première boutique de Suisse entièrement dédiée aux règles.

 «Girl power» dans la rue et dans le sport

«Aujourd’hui, presque personne ne peut prétendre ne pas avoir été sensibilisé à la problématique du harcèlement de rue», assure Léonore Porchet, conseillère nationale écologiste. Il y a cinq ans, lorsqu’elle interpelle en tant que jeune élue lausannoise le Conseil communal, le sujet n’a pas encore l’écho médiatique qu’il revêt désormais. Il faudra une campagne de sensibilisation accompagnée d’une formation des policiers ainsi que la mise en place d’un formulaire à remplir en ligne en 2019 pour que les personnes concernées se sentent écoutées.

Résultat, «Lausanne est la première ville de Suisse à avoir mis en place une réelle politique contre le harcèlement de rue», se félicite la politicienne qui a, de son côté, collaboré au lancement d’Eyes Up, une application contre le harcèlement sexuel au niveau romand.

Organisée par les autorités, la première marche exploratoire a, quant à elle, eu lieu dans l’hypercentre en 2018 suite à la proposition de la socialiste Sarah Neumann. «Je cherchais une manière d’articuler les réflexions autour des femmes et de la ville, se souvient l’élue lausannoise. Un jour, j’ai entendu parler des marches exploratoires qui avaient lieu au Québec et dans quelques villes d’Europe et je me suis dit qu’il fallait transposer l’expérience ici.» Le petit groupe de marcheuses, constitué aussi bien d’élues et d’urbanistes que d’habitantes des quartiers du centre-ville, a très vite ciblé les problèmes : manque de bancs et de lieux où s’arrêter, par exemple avec des enfants, mauvais éclairage dans certains passages et certaines rues la nuit. «Grâce à ces remarques, de petites choses ont permis de modifier la ville avec des moyens raisonnables,» résume la Lausannoise. Des bancs et des tables ont ainsi été installés, notamment sur la place Arlaud, ainsi que des jeux d’eau pour les enfants. Ailleurs, des éclairages ont été revus.

Cette volonté de penser la cité de manière inclusive fait écho aux conclusions d’une étude commandée par la Ville en 2018 auprès de l’agence danoise d’urbanisme spécialisée dans les diagnostics des centres urbains Gehl Architects. À cela s’ajoute l’observation des habitudes des usagers réalisée, en parallèle, sur le terrain avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) par une cinquantaine d’étudiants et de bénévoles. «Nous avons constaté une sous-représentation des séniors et des enfants dans l’espace public ainsi que des femmes dans certains endroits comme la place de l’Europe, où deux tiers des usagers sont des hommes», note Fabien Roland, urbaniste responsable des espaces publics à la Ville de Lausanne. Depuis, des zones de rencontre (limitées à 20 km/h) rendant possible la vie de quartier et des places favorisant les contacts transgénérationnels ont vu le jour ou sont en projet à divers endroits de la cité.

Faire une place aux femmes dans un monde d’hommes se traduit aussi par une politique sportive égalitaire. L’été dernier, la capitale olympique a clairement mis en avant sa volonté de féminiser des sports traditionnellement masculins et de promouvoir l’égalité en lançant une campagne de sensibilisation pour lutter contre les discriminations et les stéréotypes de genre dans le sport. Intitulée Laissons les stéréotypes au vestiaire!, la campagne d’affichage a mis en scène 13 sportives telles que la championne de tennis Timea Bacsinszky, une joueuse de rugby, une hockeyeuse ou encore une cycliste d’ultradistance. L’initiative n’est que le volet inaugural d’un plan d’action plus large visant à atteindre l’égalité dans le sport d’ici à 2026. Prochainement, l’Observatoire mondial pour les femmes, le sport, l’éducation physique et l’activité physique, créé par l’Unesco, verra aussi le jour, en collaboration avec l’Université de Lausanne et le canton de Vaud. Il vise à atténuer les inégalités à l’égard des femmes dans un univers où, par exemple, les compétitions sportives masculines sont jusqu’à 20 fois plus retransmises que les compétitions féminines.

Briser le tabou des règles

L’égalité se gagne aussi sur le terrain de l’intimité. Depuis une dizaine d’années, Lausanne se distingue par la prise en compte du genre dans le traitement médical à travers l’Unité médecine et genre d’Unisanté. Soutenu depuis 2011 par la Faculté de biologie et de médecine, le projet Médecine et genre fait désormais figure de pionnier en Suisse et ailleurs. Parmi les avancées dans la réduction des inégalités, une formation interactive de prévention du sexisme et du harcèlement sexuel est obligatoire depuis 2019 pour les futurs médecins dès la troisième année de bachelor. L’objectif est de se mettre à la place de l’autre sexe grâce au théâtre en entrant dans des rôles de victimes ou de témoins. Il permet de sensibiliser les hommes à certaines dynamiques, notamment à celles du sexisme ambiant.

À l’ouest de la ville, c’est Rañute, première boutique de Suisse exclusivement destinée aux règles, qui a ouvert ses portes à Renens en décembre 2020. Pensée par et pour les femmes, l’adresse a rapidement fait parler d’elle. On y trouve des culottes menstruelles, des cups, des serviettes hygiéniques lavables, des bouillotes contre les douleurs de règles ou simplement de l’écoute. «Je me suis aperçue en cherchant en vain à acheter une culotte de règles qu’il manquait un espace dédié à la vie de la femme, de son périnée et de son utérus», raconte Éléonore Arnaud, fondatrice. Quand j’ai parlé de mon idée à ma mère, elle m’a dit : «J’aurais tellement aimé que cela existe à mon époque!»

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«J’ai envie de rendre fières les femmes»

Depuis l’an 1405, sans interruption, 365 nuits par an, les guets de la Cathédrale scandent les heures du haut du beffroi. Fin août 2021, Cassandre Berdoz est devenue la première femme de l’histoire à occuper officiellement ce poste.

D’où vient votre envie d’être guette de la Cathédrale ?

Cassandre Berdoz: C’est un rêve d’enfance pour moi qui ai toujours vécu à Lausanne. En 2007, alors que j’avais 13 ans, j’ai participé au spectacle de réouverture du portail peint de la Cathédrale en chantant dans un choeur. C’est là que j’ai vu pour la première fois la loge du guet. Je me suis tout de suite dit : c’est génial, il faut que j’y sois !

C’était alors un métier d’homme. Comment avez-vous fait pour arriver à vos fins ?

En 2016, j’ai rencontré par hasard la fille aînée de Renato Häusler, le guet titulaire. Elle m’a présenté son père et nous avons discuté, puis je suis montée le voir crier plusieurs fois. Il a ensuite transmis mon nom à la Ville, mais cela n’a rien donné. En 2019, après la grève des femmes du 14 juin, je me suis dit que le moment était venu de renvoyer une offre spontanée. On m’a répondu que ma proposition était prise en compte, mais qu’il n’y avait pas de place. Je n’ai pas lâché et je me suis représentée, encore et encore, jusqu’à ce que je voie l’appel à candidature en ligne. J’ai été engagée au bout de deux entretiens.

Qu’est-ce que cela fait d’être la première femme de l’histoire à être nommée à ce poste ?

C’est vraiment fort et je suis très honorée. J’ai envie de rendre fières les femmes. Même si je ne peux pas faire grand-chose pour elles de là-haut, je me dis que je crie pour toutes les femmes et surtout pour celles qui ne le peuvent pas. J’aime aussi l’idée de maintenir une tradition immatérielle tout en la faisant évoluer.

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Des plaques commémoratives pour les oubliées de l’histoire

Une ville plus féminine, c’est aussi et d’abord une ville qui rend les femmes plus visibles. Depuis deux ans, des noms de Lausannoises célèbres viennent s’ajouter aux quatre et uniques noms de rue féminins que comptait jusqu’ici la cité. Après Élisa Serment (1865-1957), pionnière du féminisme suisse, Édith Burger (1906-1948), pianiste et chanteuse, Élisabeth Jeanne de Cerjat (1769-1847), cofondatrice de l’Asile des aveugles, et Germaine Ernst (1905-1996), artiste peintre qui figurent dans le futur écoquartier des Plaines-du-Loup, c’est au tour des lieux de se voir honorés d’inscriptions commémoratives en l’honneur de femmes d’exception. À Ouchy, une plaque rendant hommage à Jaquette de Clause, surnommée la sorcière d’Ouchy, a été apposée sur le mur jouxtant le château, là où s’est tenu son procès en 1469.

Renée Delafontaine (1921-2006), pédagogue formée aux Beaux-Arts et en psychologie ayant dédié sa vie aux personnes en situation de handicap mental, est elle aussi honorée par la Ville. Prochainement, c’est l’écrivaine Anne Cuneo (1934-2015) qui rejoindra le mur du Barbare, aux Escaliers du Marché, puis ce sera au tour d’Henriette / Enrique Favez (née vers 1791-1856), médecin au destin hors du commun qui, ayant pris l’identité d’un homme, a pu étudier la médecine et exercer son art à Cuba. «Nous avons la volonté de rattraper le temps perdu, reconnaît Joëlle Moret, déléguée à l’égalité et à la diversité de la Ville de Lausanne. Rendre hommage à ces personnalités légitime l’histoire cachée de toutes les Lausannoises.»

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 8).