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Quand la Suisse joue à se faire peur

Trois jours durant, la Suisse s’est transformée brusquement, pour ne pas dire brutalement, en authentique pays de foot. Entre les huitièmes de finale victorieux contre la France et le quart de finale perdu comme l’Espagne, le ballon rond a monopolisé les émotions, les conversations, les enthousiasmes, les déceptions. Et ce alors même que l’amateur régulier et compulsif de football se voit à longueur d’année regarder comme un hurluberlu qui gaspille son temps à des vétilles et des broutilles.

Cela ne pouvait évidemment pas durer. Les pisse-froids de métier n’ont pas tardé ressurgir de leurs sombres tanières. Et quand il s’agit de casser l’ambiance on peut toujours compter sur la sourcilleuse task force Covid-19. Son vice-président, Urs Karrer, n’a pas hésité à dénoncer une «euphorie incontrôlée». Aurait-t-il donc fallu préférer «une euphorie contrôlée», concept tout à fait novateur qui serait venu enrichir la panoplie déjà bien lourde de la suissitude la plus exacerbée?

Flairant sans doute le piège, Urs Karrer, de façon assez maligne, parvient dans le «SonntagsBlick» à interpréter l’enthousiasme déclenché par la Nati –et plus généralement par tous ces matchs disséminés à travers l’Europe–, comme le contraire d’un enthousiasme: «Je suis vraiment étonné de la nonchalance avec laquelle nous continuons à faire face à ce virus dès que le nombre de cas diminue un peu.»

Nonchalance qui consiste donc à permettre des «évènements de masse» alors que la situation épidémiologique ne serait actuellement «pas suffisamment bonne».Voilà que le concept s’affine et devient une nonchalance incontrôlée. Laquelle autorise même la task force à se lancer dans la saine pratique du jeu de mot involontaire: «L’Euro de football est un terrain idéal pour le virus SARS-CoV-2.»

Il n’y a là finalement rien de très surprenant. La Suisse s’est toujours montrée plus habile dans l’art de jouer à se faire peur que dans la faculté de gagner les batailles compliquées de pousse-ballon. On se moque parfois de la marine suisse et on ne devrait pas, vu la capacité de ce pays à déclencher des tempêtes dans un verre d’eau. Un petit exemple nous vient ces jours de l’armée suisse, menacée par un grave danger. On ne veut pas parler de l’achat intempestif de F-35, avions qui ont l’inexcusable culot d’être américains.

Non, si les militaires tremblent c’est parce que nos forces armées manquent de cuisiniers. Même si cela nous brise le cœur, il faut bien se résoudre à désigner ici les principaux coupables de cette effarante pénurie: les femmes et les étrangers. C’est en tout cas l’explication donnée dans la presse dominicale par nos chers gradés: de plus en plus de femmes choisissent le métier de cuisinières, de plus en plus d’étrangers travaillent dans la restauration, deux catégories de personnes plutôt peu représentées sous les drapeaux.

C’est au point que certaines des recrues entrées récemment en service sont nourries par l’intermédiaire de traiteurs privés. De quoi évidemment se faire tordre encore un peu plus d’angoisse les habituels grognons qui dénoncent depuis des années un fatal ramollissement des troupes.

Interdiction en tout cas de ricaner, la menace étant bien réelle, comme l’a résumée l’Association suisse des fourriers: «Si l’armée ne peut pas subvenir aux besoins de ses troupes indépendamment des prestataires de services civils, sa capacité à tenir en cas de crise n’est plus assurée.»

Persistons pourtant à croire que c’est là peindre un peu le diable sur la muraille couleur gris-vert. La solution est en effet d’une évidence aveuglante: incorporer massivement les femmes et les étrangers. D’autant plus simple à mettre en œuvre que chacun le sait: il est bien plus facile d’être bon soldat que bon cuisinier.