Les «vérités alternatives» et autres rumeurs qui circulent sur les réseaux, par exemple à propos de la 5G ou de la vaccination, ont un impact sur les marques, les comportements, et plus largement l’économie. Y compris en Suisse.
Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.
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Les chiffres sont effarants: un tiers des Suisses seraient séduits par les théories du complot, selon une étude de l’Université de Zurich, réalisée en 2019 auprès de 9000 jeunes et 2000 adultes. Ces personnes ont répondu par la positive à des questions comme «existe-t-il des organisations secrètes ayant une grande influence sur les décisions politiques» ou «pensez-vous que les politiciens ou d’autres dirigeants sont les marionnettes de forces obscures». L’époque d’incertitudes actuelle favorise les thèses conspirationnistes, qui trouvent une caisse de résonnance dans les réseaux sociaux. L’économie n’échappe pas à ce phénomène, avec des entreprises prises pour cibles et des répercussions à large échelle.
En cette période de pandémie, les auteurs de l’étude zurichoise jugent très probable une augmentation en Suisse du complotisme, soit la «croyance selon laquelle certains événements ou situations font l’objet de manipulations secrètes, orchestrées en coulisse par de puissantes forces animées d’intentions nuisibles» (définition de la Commission européenne). Côté français, 17% des personnes déclaraient ainsi que le coronavirus avait été intentionnellement fabriqué en laboratoire, dans un sondage de mars 2020 de Conspiracy Watch.
Pour Pascal Wagner-Egger, enseignant-chercheur en psychologie sociale à l’Université de Fribourg, les théories du complot atteignent avec la pandémie une ampleur inédite et se multiplient sur les réseaux sociaux. Trois composantes essentielles expliquent cette recrudescence selon lui. L’anxiété d’abord, et le besoin de trouver des causes, des responsables dans cette situation d’incertitude ; la longue durée du phénomène ensuite qui fait que les vérités alternatives restent longtemps d’actualité et se renforcent les unes les autres ; enfin, le fait que cela concerne la médecine, un domaine très attaqué ces dernières années, notamment sur la question des vaccins.
De l’insécurité sociale à l’instabilité politique et économique
Evénement inédit dans l’histoire américaine, la prise du Capitole, par les partisans de Donald Trump le 6 janvier dernier résulte en partie de la circulation de fausses informations. Les discours d’élus républicains sur la fraude électorale généralisée, mêlés à des théories conspirationnistes diffusées par le mouvement QAnon, ont attisé la haine des émeutiers. Sergio Rossi, directeur de la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire de l’Université de Fribourg, a observé avec attention ces événements. Il se dit inquiet de l’impact du complotisme sur nos sociétés occidentales, et sur l’économie.
«Comme cela a été le cas chez les gilets jaunes en France, le complotisme se développe notamment chez des personnes dont la situation économique et financière est précaire. Celles-ci s’estiment laissés-pour-compte et cherchent, avec ces vérités alternatives, à construire une vision qui les renforce sur le plan moral.» Les adeptes du complotisme risquent de se tourner vers les extrêmes, de gauche comme de droite. «On assiste à des révoltes sociales, utilisant des moyens violents. Si des boutiques sont saccagées, des magasins fermés, le transport de marchandises bloqué, comme cela a eu lieu en France durant la révolte des gilets jaune, cela a un coût pour les entreprises et les PME.» Interrogé par la SonntagsZeitung, l’auteur de l’étude zurichoise Dirk Baier relève que les adaptes du conspirationnisme en Suisse considèrent la violence comme un moyen politique légitime, par exemple pour défendre leurs valeurs ou leurs croyances, ou pour lutter contre ce qu’ils jugent injustes.
L’économiste Sergio Rossi de l’Université de Fribourg pointe du doigt un cercle vicieux plus général: «Ces attitudes complotistes renforcent l’anxiété sociale, qui entraîne une baisse de la consommation des ménages, qui elle-même enclenche une baisse du revenu des entreprises.» Il en résulte moins d’investissements, moins d’engagements de collaborateurs, avec un effet négatif sur les finances publiques également. «C’est une situation qui nous tire tous vers le bas.»
Méfiance généralisée
Certaines entreprises ou organisations économiques sont directement prises pour cibles par des activistes conspirationnistes. Le Forum économique mondial (WEF) par exemple a fait l’objet de près de 80’000 tweets en novembre dernier de la part de commentateurs proches de l’extrême droite nord-américaine. Selon ces tweets, analysés par le New York Times, la pandémie de COVID-19 aurait été orchestrée par l’élite mondiale dans le but de faciliter une «Grande Réinitialisation».
Rien d’étonnant à ce que les entreprises ou cercles de dirigeants d’entreprises tels que le Forum de Davos soient dans la ligne de mire des conspirationnistes, estime Marco Salvi du think tank Avenir Suisse: «Elles partent avec un handicap. Les sondages sur la confiance de la population suisse vis-à-vis des entreprises montre que, plus elles sont grandes, plus elles inspirent de la méfiance.» Le responsable de recherches cite les fausses informations circulant sur l’obsolescence programmée (par exemple, la durée de vie de certains appareils électroniques, électroménagers, ou encore de collants). «Pourtant, la réputation est essentielle pour une entreprise, elle assure la loyauté des clients comme celle de ses employés.»
Cette méfiance correspond toutefois à un questionnement plus profond. «Il y a une tendance presque millénaire à voir la recherche du profit comme quelque chose de néfaste. Cette vision du monde s’oppose à une autre, plus libérale, qui s’attache à la valeur créée par l’économie pour la société.» Pour l’économiste d’Avenir Suisse, les entreprises ne doivent pas avoir peur de communiquer. «Elles doivent davantage investir dans l’opinion et parler de leurs efforts en matière de gouvernance, d’innovation, de conditions de travail, de qualité des produits, etc.»
«Ramener le débat dans le champ factuel»
Communiquer, c’est ce que s’évertue à faire le responsable des affaires publiques de Swisscom, Christian Neuhaus. «Depuis que j’ai débuté à Swisscom, il y a 25 ans, j’observe une augmentation du nombre de théories du complot. Le nombre de ‘fake news’ est plus élevé aujourd’hui avec la 5G que lors du passage de la 2G à la 3G, qui avait pourtant aussi soulevé une certaine résistance.» Les réactions peuvent aller très loin. Au Royaume-Uni, en avril dernier, des antennes-relais ont été incendiées, alors que plusieurs thèses conspirationnistes établissaient un lien entre le déploiement de la 5G et les décès liés à la pandémie.
Ce qui a changé pour Christian Neuhaus, c’est le développement des réseaux sociaux, puissants relais d’opinion. «Chacun peut y diffuser n’importe quoi, notamment des vérités arrangées dans le but de nuire et ce, avec une très large portée.» Avec des effets concrets: «Les politiques s’en emparent et décident de moratoire dans certains cantons. Le nombre d’oppositions aux permis de construire des antennes explosent. Les propriétaires de terrain subissent des pressions.»
Les conséquences sur l’économie sont réelles. «C’est dommage, car la Suisse disposait d’une longueur d’avance en figurant parmi les premiers pays avec des licences 5G. Dans les cantons ayant décidé d’un moratoire, l’installation ne se fera pas avant plusieurs années. C’est une perte de compétitivité pour les entreprises présentes sur ces territoires et qui sont pour la plupart dans un processus de digitalisation.» Christian Neuhaus craint aussi la saturation des réseaux. «Nous échangeons 100 fois plus de données qu’il y a dix ans et cela va continuer d’augmenter.»
Pour tenter de convaincre, Christian Neuhaus se rend dans les assemblées, répond aux messages de la population et des clients. Swisscom est également membre de l’Association suisse des télécommunications, qui publie des informations sur le site chance5g.ch et répond aux commentaires sur les réseaux sociaux. «Nous essayons de ramener la discussion dans le champ factuel. Nous expliquons, informons sur la technologie en nous référant à la science. De nombreuses personnes critiques, qui ne sont heureusement pas toutes des complotistes, entendent nos arguments.»
Multiplication des contenus pédagogiques
L’industrie pharmaceutique suisse n’est pas en reste. Elle doit répondre à «l’infodémie» pointée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette surabondance d’informations se caractérise «par des tentatives délibérées de diffuser des informations erronées afin de saper la riposte de santé publique et de promouvoir les objectifs différents de certains groupes ou individus». Cécile Rivière, responsable romande de la communication d’Interpharma, l’association des entreprises pharmaceutiques suisses pratiquant la recherche, suit de près cette question. «Ce serait irresponsable d’ignorer les vérités alternatives et théories conspirationnistes. Elles ont un impact sur l’économie, mais surtout un effet délétère sur la santé publique lorsqu’elles poussent certaines personnes à refuser des traitements, des vaccins, des mesures de protection.»
Les Etats en premier lieu, mais aussi les entreprises technologiques, les médias (sociaux et traditionnels) ou encore la société civile, sont responsables de la lutte contre la désinformation et les discours haineux liés à la pandémie de COVID-19 selon l’OMS. «C’est un effort commun, dit Cécile Rivière. Depuis le printemps dernier, notre association multiplie les contenus pédagogiques sur les vaccins. Nous expliquons comment ils sont développés, avec quelles technologies, etc. Nous publions des informations vérifiables, crédibles, en renvoyant à des institutions de qualité. Nous restons toujours ouverts à discuter de questions critiques.»
Le défi consiste à quitter le terrain des émotions pures: «Outre les vaccins, l’expérimentation animale concentre elle aussi beaucoup de fausses informations et déclenche des réactions très hostiles. Certains chercheurs sont régulièrement attaqués personnellement sur les réseaux sociaux.»
Nécessaires à la démocratie, des débats autour de progrès technologiques et médicaux peuvent avoir lieu. Il ne faut pas tomber dans le travers inverse en criant au «complotisme» dès qu’un questionnement a lieu. «On peut facilement éviter une utilisation dévoyée du terme si l’on revient à la définition, précise Pascal Wagner-Egger, enseignant-chercheur en psychologie sociale à l’Université de Fribourg. Pour qu’il y ait complotisme, il faut que les propos désignent, sans preuves suffisantes, un petit groupe de personnes agissant intentionnellement, pour leur propre bénéfice.» Certaines personnes diffusant des théories conspirationnistes vont parfois critiquer l’emploi du terme qu’elles jugent dénigrant. «Toutefois, les propos diffamatoires qu’elles ont tenus sont souvent bien plus graves et peuvent faire l’objet de poursuites.» En France, dans un jugement rendu en novembre 2020, un homme a ainsi été condamné pour diffamation après avoir enregistré et partagé une vidéo contre l’institut Pasteur. Il a écopé de 5000 euros d’amende avec sursis, et d’une obligation de publier le jugement sur sa page Facebook ainsi que dans trois journaux différents.