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L’énigme de Saint-Gall

Mesures policières, limitations de la liberté d’expression: jusqu’où une pandémie peut-elle modifier les contours d’une société supposée ouverte?

C’est une énième surprise ubuesque apportée par le virus: qui aurait cru qu’un jour la bonne ville de Saint-Gall puisse se transformer en poudrière? Face aux afflux de fêtards, spécialement les week-ends, la police locale quadrille les rues, multiplie les contrôles, parle «d’émeutes massives», de «débordements graves» et prononce des interdictions de séjour: plus de 500 à l’heure actuelle. C’est un petit air de guerre civile qui flotte au pays des Brodeurs.

«Ces décisions sont-elles proportionnelles?», s’interroge le quotidien Le Temps, qui souligne que la question se pose désormais «dans toutes les villes de Suisse, alors que la lassitude à l’égard des mesures exacerbe les tensions».

D’un point de vue juridique, il s’agit selon Markus Müller, professeur à l’Institut de droit public de Berne, d’une «limitation massive des libertés individuelles, qui s’apparente à une sanction». Avant de justifier cette limitation, qui s’expliquerait «dans le contexte de lutte contre la pandémie».

Un long dossier du site Higgs.ch, repris par Heidi.news, élargit le débat et la question: «Pour les coronasceptiques et certains opposants aux restrictions sanitaires, la liberté d’expression serait en danger. Qu’en est-il?» Professeur de droit suisse et européen à l’Université de Genève, Maya Hertig y explique que si la liberté d’expression est un besoin fondamental de l’homme et un droit, elle ne fait pas partie «des droits absolus qui s’appliquent sans restriction». En rappelant que des droits absolus, il en existe très peu: «C’est le cas de l’interdiction de la torture par exemple.»

Pour faire court, la liberté d’expression serait donc un droit fondamental mais qui peut être soumis à restriction, à condition que cette restriction ait «une base juridique» et se justifie par «un intérêt légitime en jeu».

Pas étonnant dans ce contexte qu’une ONG comme Amnesty International ait voulu placer son grain de sel, estimant, dans son dernier rapport, que les mesures prises par la Suisse contre la pandémie auraient restreint «de façon disproportionnée» le droit à la liberté d’expression.

Bien sûr Amnesty -parce que c’est son ADN-, ne s’intéresse qu’à des formes bien particulières de libertés mises en péril. Non pas celle du politicien, du scientifique ou du citoyen majeur et bientôt vacciné de faire valoir, face à cette pandémie, d’autres arguments que ceux purement sanitaires ou «enfermistes». Des arguments comme la survie de l’économie par exemple, ou la santé mentale de la population, ou la liberté du citoyen lambda d’aller et venir comme il l’entend et de recevoir chez lui qui il veut, ou encore celui du petit commerçant de ne pas mourir par l’interdiction de travail.

Non, ce qui choque Amnesty c’est avant tout la restriction du citoyen militant de participer à des réunions revendicatives, bref la liberté du manifestant de manifester. Notons aussi que l’ONG, avec son sens habituel des priorités, déplore que lors des premières mesures d’urgence, la Suisse ait suspendu l’enregistrement des demandes d’asile aux frontières.

N’empêche, difficile de nier que quelque chose est en train de se passer, comme un méchant changement de paradigme. A force de n’être plus considéré que comme un patient potentiel, le citoyen est de plus en plus traité comme un enfant à qui l’on peut interdire tout et n’importe quoi, sans même plus prendre la peine d’argumenter pour justifier cette interdiction.

Le changement se révèle d’autant plus étonnant qu’il émane de sociétés qu’on croyait libérales jusqu’à la naïveté, et libertaires et jusqu’à la caricature. Ce qui nous obligerait presque à regarder d’un autre œil, plus vigilant, nos hommes politiques à la manœuvre.

Quitte à finir par trouver à peine exagéré le diagnostic que pose par exemple l’essayiste Barbara Lefebvre dans «Front populaire», la revue de Michel Onfray: «Nos dirigeants post-démocratiques sont à la fois des nains et des géants. Des nains car leur destin est soumis à l’impérialisme des marchés financiers qui décide pour eux. Des géants car en termes de libertés publiques, de contraintes légales et de manipulation de l’opinion, il disposent de pouvoirs absolus.»