KAPITAL

50 nuances de marché gris

Dans les secteurs de l’horlogerie, de l’automobile ou encore du logiciel, les fabricants inventent de nouvelles solutions pour combattre les revendeurs non-autorisés de leurs produits. Le plus souvent en ayant recours aux nouvelles technologies.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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Les acteurs de nombreuses industries affichent aujourd’hui la volonté de reprendre la main sur la jungle du commerce en ligne, à commencer par le marché gris. Soit des produits authentiques vendus par des canaux non-autorisés par les fabricants. Des vendeurs non-officiels profitent en effet des stocks excédentaires, des variations de prix selon les pays de vente ainsi que des variations de taux de change pour revendre à moindre coûts.

Exemple avec l’importation directe de véhicules neufs. La pratique est validée sur le plan légal depuis 2010 par la Commission de la concurrence (Comco). En pratique, elle permet d’acquérir des automobiles à des prix 20 à 30% moins élevés que ceux des distributeurs officiels. Ainsi, une VW Golf neuve, affichant un prix catalogue de 46’000 francs, est proposée 33’000 francs sur le site web d’un garagiste indépendant.

Fausses vraies occasions

Les marques horlogères sont particulièrement concernées par cette concurrence des canaux indépendants. Car aujourd’hui, une grande partie du marché en ligne des montres est proposé via des sites qui n’ont pas l’agrément des manufactures, à des tarifs le plus souvent inférieurs aux prix pratiqués en boutique. S’y retrouvent proposées pêle-mêle vraies occasions et montres faussement labellisées “pre-owned”, car provenant de réserves d’invendus.

«Les marques se trouvent aujourd’hui dans une situation similaire à celle des majors du disque au moment de l’émergence de Napster, la première plateforme de téléchargement illégale, analyse Serge Maillard, de la revue horlogère Europa Star. La question qu’elles doivent résoudre: comment passer de Napster à Spotify, soit d’une offre pirate à des canaux légitimes payants?»

L’an dernier, le groupe Swatch annonçait ainsi son entrée en guerre contre le marché gris, passant par la résiliation de contrats avec une série de détaillants. Le reproche formulé à l’égard de ces derniers? Ecouler des stocks d’invendus à des prix cassés, sans l’accord des marques respectives. L’impact négatif sur le chiffre d’affaire de ce marché parallèle se compterait en centaines de millions de francs, indiquait le groupe dans un communiqué.

Rachat d’inventaires, voire même acquisition ou partenariats avec les leaders du pre-owned font partie des autres armes employées par les maisons horlogères pour reprendre le contrôle sur ce marché.

Le groupe Richemont, propriétaire de grandes marques comme Cartier ou Jaeger-Le Coultre, a ainsi fait l’acquisition de la plateforme britannique de montres d’occasion Watchfinder. Un peu partout, le marché s’organise. Le site spécialisé WatchBox, fondé aux Etats-Unis et qui a ouvert une succursale à Neuchâtel en 2018, a multiplié ces derniers mois les partenariats avec des détaillants de premier plan comme Les Ambassadeurs en Suisse ou Ahmed Seddiqi & Sons dans la péninsule arabique.

Cette stratégie de l’industrie est portée par deux phénomènes, explique Serge Maillard. «D’une part, le marché secondaire offre un débouché pour des inventaires créés par la surproduction héritée de l’euphorie commerciale vécue entre 2005 et 2015. D’autre part la lutte contre la vente de montres au rabais sur le marché gris renforce l’image des marques qui misent plus que jamais sur la rareté et l’exclusivité.»

L’exemple de l’industrie automobile

Le monde horloger s’inspire d’une stratégie déjà éprouvée par d’autres industries, à commencer par le secteur automobile. Avec la libéralisation du marché il y a une vingtaine d’année, les Suisses ont gagné la possibilité d’acheter des voitures directement importées de l’étranger, à des tarifs inférieurs à ceux pratiqués par les canaux officiels. Mais bien qu’il se soit développé, le marché gris de l’automobile n’a jamais dépassé 10% des ventes.

Les distributeurs suisses ont répondu à cette concurrence en proposant notamment différentes options d’achat. «Aujourd’hui, nos clients peuvent configurer la voiture de leurs rêves, même s’ils doivent être prêts à attendre le temps qu’elle soit construite, explique Dino Graff, porte-parole du groupe Amag. Mais on trouve chez nous aussi des voitures neuves préconfigurées, des voitures de démonstration ou des voitures d’occasion.»

La crise sanitaire a même particulièrement durement touché le marché gris avec une diminution de 71% des importations directes et parallèles selon l’Association suisse du commerce indépendant, contre moitié moins pour les importateurs officiels représentés par la faitière Auto-Suisse. Autre écueil du marché gris: impossible de changer la configuration des véhicules provenant de l’Union Européenne. «Le nombre de nouveaux véhicules configurés pour des clients privés tend aujourd’hui à être supérieur 50%», indique Dino Graff.

Echanges dématérialisés

Le marché gris ne concerne pas seulement des produits physiques, mais aussi des biens dématérialisés, à commencer par les jeux vidéo. Depuis une quinzaine d’années, le secteur a constaté une forte progression des ventes de jeux téléchargés en ligne via des plateformes officielles, qu’elles soient indépendantes comme Steam (90 millions d’utilisateurs actifs) ou propriétaires, gérées directement par les éditeurs comme les américains Electronic Arts ou Activision ou le français Ubisoft.

Les jeux (et les contenus additionnels à acheter dans le jeu), proposés sur ces plateformes sont identifiés via une clé-produit et intègrent le plus souvent une segmentation des prix en fonction de la localisation de leurs clients. Ainsi, un logiciel vendu 60 francs à un gamer suisse, sera souvent proposé à moins de la moitié de ce prix à un utilisateur situé dans des marchés émergeants comme le Brésil ou l’Inde. La conséquence: le développement de places de marchés grises comme le site hollandais G2A ou l’américain Kinguin qui proposent aux consommateurs occidentaux des achats à prix cassés provenant d’autres régions du monde. Des revendeurs régulièrement accusés de se fournir auprès de sources frauduleuses et qui suscitent l’ire des développeurs et éditeurs.

«On voit qu’il y a aujourd’hui une forte demande pour l’achat via ces plateformes, remarque Shaban Shaame, fondateur du studio de développement genevois EverdreamSoft. Même si je pense qu’à terme, elles vont devoir passer par un système de type blockchain, pour pouvoir garantir le bien fondé de leurs échanges.»

La start-up suisse a elle aussi été confrontée à la problématique de transactions échappant à son contrôle. Son premier jeu, baptisé «Moonga» et téléchargé plus de 250’000 fois depuis son lancement, intégrait un système de cartes à collectionner que les joueurs pouvaient s’échanger contre de l’argent virtuel. Un système basé sur la confiance, et qui menait à de nombreux abus d’utilisateurs peu scrupuleux.

C’est la raison qui a poussé la jeune pousse à se spécialiser dans la technologie blockchain, qui permet d’enregistrer les échanges d’informations dans une base de données décentralisée. «En tant qu’éditeur de jeu, je peux ainsi créer un objet au caractère unique certifié, qui peut être vérifié par tous les utilisateurs. En cas de transaction, celle-ci est infalsifiable et retraçable en tous temps.»

Le groupe Sony lorgne lui aussi du côté de la blockchain pour reprendre le contrôle sur le marché des jeux revendus d’occasion, et empocher une commission sur ces échanges. Le fabricant japonais a déposé un brevet en ce sens, mais qui n’est pas encore appliqué de manière concrète à ce jour. «Cela pose une vraie question philosophique: quelle sont mes droits sur un produit virtuel que j’ai acheté et quels sont ceux du créateur, dit Shaban Shaame, fondateur d’EverdreamSoft. Difficile de savoir si le consommateur acceptera ces pratiques, mais la direction prise par l’industrie va clairement vers une sécurisation de plus en plus forte.»

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Libraires et diffuseurs: relations à sens unique

Malgré un marché théoriquement libre, les librairies continuent à se fournir auprès des diffuseurs officiels. Une solution qui a aussi ses avantages.

Les ménages suisses dépensent en moyenne 15 francs par mois pour des livres et brochures, selon les données de l’Office fédéral de la statistique, pour un total annuel de 662 millions de francs en 2017. Des imprimés qui sont importés à hauteur de 80%. Les acteurs clés sur ces marchés sont les diffuseurs de livres comme l’Office du livre de Fribourg (OLF) ou Interforum, qui importent et distribuent pour le compte des éditeurs étrangers. Ce sont eux qui fixent les prix de vente en Suisse, lesquels sont environ 20% supérieurs au prix français.

La Commission de la concurrence (Comco) a ouvert en 2008 une enquête concernant les pratiques des entreprises diffusant et distribuant des livres en Suisse. L’objectif? Identifier d’éventuels abus de position dominante en raison des contrats d’exclusivité imposés aux libraires, les empêchant de s’approvisionner à l’étranger.

Neuf entreprises ont été condamnées par la Comco en 2013. Une décision confirmée en partie l’an dernier par le Tribunal fédéral administratif. Un libraire pourrait aujourd’hui donc théoriquement s’approvisionner directement à l’étranger. Mais lorsque la maison d’édition est distribuée en Suisse, celle-ci va automatiquement le renvoyer au distributeur du pays.

Le jugement n’a donc pas encore remis en question le fonctionnement du marché. Des libraires interrogés se disent en général satisfaits, soulignent la réactivité et la rapidité de livraison des diffuseurs suisses. «Il reste plus intéressant de pouvoir commander dix ouvrages d’éditeurs différents en une seule fois», souligne Michel Pennec, gérant de la librairie lausannoise Humus qui se fournit par les biais officiels. L’entreprise tire néanmoins aussi son épingle du jeu en vendant des ouvrages qu’elle est la seule à proposer en Suisse: des œuvres acquises directement auprès d’éditeurs hors-circuits commerciaux et autres ouvrages confidentiels ne portant ni code-barres ni numéro d’identification.