KAPITAL

Un gros caillou dans le marché de la chaussure

Enseigne légendaire sur le marché suisse, Vögele a annoncé la fermeture de plus du tiers de ses succursales. A l’image de la société saint-galloise, de nombreux acteurs de la branche souffrent du coronavirus, du tourisme d’achat et du commerce en ligne.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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En octobre, l’enseigne historique Vögele annonçait la fermeture d’une soixantaine de ses 160 enseignes en Suisse. En cause? L’effondrement des ventes entraîné par les effets cumulés de la concurrence du commerce en ligne et du coronavirus.

«Notre société se concentrera à l’avenir sur le canal de vente Vögele Shoes, explique Max Bertschinger, directeur de Karl Vögele, entreprise rachetée en 2018 par le groupe polonais CCC. La marque Bingo Shoe Discount, que concerne plus de la moitié des fermetures de magasins envisagées, n’entre plus dans notre stratégie.» Selon des chiffres compilés par l’institut GfK, les recettes de l’entreprise saint-galloise ont chuté de près de 50%, passant de 295 millions de francs en 2010 à 158 millions en 2019. Quant au chiffre d’affaires 2020, il aurait aussi diminué de moitié entre début avril et fin juin pour atteindre 17 millions de francs, d’après le site Blick.ch.

Les déboires de Vögele ne constituent pas un cas isolé sur le marché suisse de la chaussure, ni de la mode en général, qui a connu ces dernières années «la plus grande casse de son histoire», commente Guillaume («Toto») Morand, fondateur de l’enseigne vaudoise Pomp It Up. Rien que dans le milieu des chaussures, des dizaines de filiales ont disparu, de Bata (amaigrissement drastique en 2016) à Gillon-Rey (faillite en 2011), en passant par Denervaud Chaussures (liquidation en 2019). Selon l’institut GfK, le marché suisse a vu 20% de ses recettes fondre entre 2011 et 2019, pour atteindre un chiffre d’affaires de 0,4 milliard de francs.

«Ventes en baisse de 30%»

«Ça, c’était la situation avant la crise du coronavirus», rappelle Guillaume Morand. Pomp it up, qui compte des filiales à Lausanne, Genève, Neuchâtel, Zurich et Bâle, a accusé une baisse des ventes de l’ordre de 30% durant l’année 2020. «Sur le seul mois de novembre, nos magasins de Lausanne et Neuchâtel ont fait un chiffre d’affaires réduit de moitié et ceux de Genève étaient carrément fermés en raison du semi-confinement… explique le gérant. Ajoutez à cela la chute de 30% que nous avons déjà dû encaisser entre 2014 et 2019, et vous comprendrez que la situation devient vraiment tendue!»

Même constat de la part de Sébastien Aeschbach, directeur de la chaîne genevoise de magasins de chaussures éponyme. «La pandémie a très durement perturbé nos activités. Nos sites e-commerce koala.ch et a1904.ch sont en forte croissance, mais sans pour autant compenser la perte de chiffre d’affaires liée aux fermetures du printemps et de l’automne 2020.» L’année était pourtant partie pour être fructueuse pour la marque, notamment avec le déménagement de son magasin principal. Aeschbach fait néanmoins partie des rares chaînes de la branche qui sont parvenues à maintenir le cap ces dernières années: le nombre de filiales est passé de 9 (en 2010) à 15 (en 2019).

La fermeture des magasins liée au semi-confinement du printemps – et, localement, de l’automne – a assommé sans discrimination toutes les enseignes actives dans la chaussure. D’après des chiffres fournis par l’association Commerce.swiss, l’ensemble de la branche a accusé une baisse de 7% de ses résultats entre janvier et août 2020. «Les grandes perdantes de la crise pandémique sont les enseignes essentiellement établies dans les centres commerciaux ou dans les grandes villes, orientées sur les amateurs de mode et les touristes, commente Urs Michael Volanthen, directeur de l’entreprise fribourgeoise Volanthen Chaussures. Avec le coronavirus, les gens ne vont pas faire du shopping; ils vont acheter les chaussures dont ils ont vraiment besoin.» Dès lors, «les gagnantes – ou du moins les non-perdantes – de la crise sont les sociétés plutôt axées sur une clientèle fidèle et de proximité, qui proposent des produits ciblés (et dépendant d’un conseil spécialisé) tels que chaussures de plein air ou chaussures pour enfant», poursuit-il.

Explosion des ventes en ligne

L’épidémie de Covid-19 n’a fait qu’accentuer des difficultés structurelles préexistantes. Président de la faîtière chaussuresuisse, Lukas Kindlimann rappelle que le tourisme d’achat – lié à la cherté du franc – et le commerce en ligne ont «fortement impacté le commerce de détail suisse de la chaussure ces dix dernières années». En ce qui concerne spécifiquement les achats effectués sur internet, ils ont en effet fortement augmenté: de 7,5% (en 2012) à 20% (en 2019), selon l’institut GfK.

D’après un sondage réalisé en avril par le cabinet Deloitte, 25% des consommateurs suisses achètent leurs vêtements et leurs chaussures principalement en ligne. «L’une des raisons du succès de l’e-commerce est la possibilité de rendre (gratuitement) la marchandise, explique Karine Szegedi, responsable du secteur de la consommation chez Deloitte. Dans le cas des chaussures, qui doivent être confortables, cette possibilité réduit l’inhibition envers les achats sur Internet.» Pour elle, les principaux bénéficiaires de cette évolution sont sans surprise les géants du commerce en ligne tels que Zalando, qui ont pu gagner d’importantes parts de marché en un temps très court.

Zalando s’est en effet imposé comme le leader du marché suisse de la mode, avec un chiffre d’affaires annuel de l’ordre de 800 millions de francs, soit environ 10% des parts de marché (vêtements et chaussures confondus). Contactée par PME Magazine, la société allemande a indiqué ne pas être en mesure de répondre à nos questions. «En habituant les consommateurs suisses au principe du retour gratuit, qui est par ailleurs une aberration écologique, Zalando a créé un modèle qui tue le reste de la branche, peste Guillaume Morand, directeur de Pomp It Up. Ces coûts ne sont absolument pas supportables pour les enseignes plus petites qui se lancent dans le commerce en ligne.»

Pour se distinguer du mastodonte berlinois, Guillaume Morand n’est volontairement pas passé à la vente en ligne mais axe sa stratégie sur «l’expérience d’achat, le conseil, l’ambiance du magasin et un grand stock». Cependant, selon Nadine Baeriswyl, directrice adjointe de Commerce.swiss, afin d’assurer la pérennité des affaires, les enseignes doivent être présentes physiquement en valorisant les services, mais aussi et surtout se développer en ligne, selon une stratégie dite «omnicanal». Le propriétaire de Karl Vögele, CCC, a bien compris les avantages du digital. «A Varsovie, ils ont des magasins sans chaussures mais avec des tablettes et des appareils numériques permettant de mesurer les pieds à l’aide de caméras 3D», rapporte Karine Szegedi, du cabinet Deloitte. Les données sont enregistrées et chaque fois qu’un client clique sur une paire de chaussures sur la tablette, le système lui indique ensuite la probabilité qu’elle lui convienne, mélangeant ainsi l’expérience en magasin et le e-commerce.