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Exploration du cœur de Lausanne

Au tournant du XXe siècle, de nouveaux bâtiments imposants émergent dans la capitale vaudoise. La place Saint-François se situe au centre de ces bouleversements.

Les Lausannois viennent y faire leurs emplettes, sauter d’un bus à l’autre, acheter un café à l’emporter. Rares sont ceux qui prennent le temps de lever les yeux sur la place Saint-François. Pourtant, c’est ici que Lausanne est entrée dans la modernité. En témoigne l’arrivée du tramway à la fin du XIXe siècle, la construction d’un immense bâtiment pour la poste et le télégraphe, ou encore l’ouverture de l’un des premiers grands magasins de la ville.

CHAMBORD A LAUSANNE

L’édifice qui a donné le ton à ce nouvel ensemble architectural se situe au numéro 15 de la place. «L’Hôtel des Postes, lors de sa construction en 1896 sur l’emplacement de l’ancien couvent franciscain entourant l’église médiévale de Saint-François, a d’abord effrayé la municipalité lausannoise, rappelle l’historienne de l’architecture, Catherine Schmutz Nicod. De par sa taille imposante, d’abord, et parce qu’il avait été commandé par la Confédération à Eugène Jost, un jeune architecte inconnu à l’époque. » Avec ses médaillons à têtes de lion et ses immenses cheminées, masquant les anciennes antennes télégraphiques, il s’inspire des bâtiments de la Renaissance et de la néo-Renaissance françaises.

Étudiant aux Beaux-Arts à Paris, son créateur avait sans nul doute visité le château de Chambord ou l’Hôtel de Ville de la capitale française. La Banque Cantonale Vaudoise adjacente, inaugurée en 1903, revêt, elle aussi, un style historicisant, tout comme les deux autres banques de la place. La Société de Banque Suisse édifiée en 1923 (au numéro 16) et l’Union de Banques Suisses construite en 1924 (au numéro 1) sont d’inspiration néo-classique. «Avec leurs larges colonnes antiques, elles dégagent une impression de pouvoir et de sérieux, propre à ce type d’établissements », explique Catherine Schmutz Nicod.

Un petit crochet par la Maison Mercier s’impose. Sa structure en béton armé s’élève sur 11 niveaux. Elle est construite en 1900 par l’homme d’affaires Jean-Jacques Mercier. Ce capitaine d’industrie jouissait ainsi, depuis son bureau, d’une vue d’ensemble des entrepôts qu’il possédait en contrebas, dans la plaine du Flon. Le style de l’immeuble, avec des dominantes néo-gothique et Renaissance, est visible dès l’extérieur, mais le luxe des lieux s’exprime particulièrement dans le hall d’entrée, situé rue du Grand-Chêne 8. Les décors en faux marbre, la loge du concierge, le sol, l’escalier: tout y est d’époque.

≪C’EST BONNARD≫

Retour sur la place Saint-François, que l’on traverse en direction de la rue de Bourg pour admirer les magasins Bonnard (au numéro 10), devenus Bongénie. La façade principale de 1914 emprunte les codes d’un style venu d’Allemagne, le « Vertikalismus », présent aussi à la gare de Lausanne. L’autre devanture située au début de la rue de Bourg et construite en 1904 possède, quant à elle, des éléments d’art nouveau. Les entrelacs de fleurs et les initiales des propriétaires de l’époque dessinées «en coup de fouet » rappellent le faste des grandes boutiques parisiennes telles qu’elles ont été décrites par Émile Zola dans son roman Au bonheur des dames. On lit encore tout ce que les bourgeoises lausannoises pouvaient y acheter : soierie, toilerie, lingerie… La popularité de l’expression vaudoise «c’est bonnard» (signifiant «c’est super») viendrait certainement de ce lieu et de son incroyable achalandage.

Une pause au café de l’établissement, situé au deuxième étage, permet de découvrir l’escalier en fer forgé d’origine, tout en offrant une vue imprenable sur la place. On peut également boire un thé au Kiosque Saint-François, situé au centre de la place. Il est immanquable avec sa belle marquise et son horloge d’époque.

En remontant la rue de Bourg et ses boutiques, dont l’échoppe historique du chocolatier Blondel (1891), impossible d’imaginer que cette artère ne fut pas toujours commerçante. Or, elle hébergeait auparavant les familles patriciennes de la ville. « Ces demeures des XVIIe et XVIIIe siècles comportaient le plus souvent une partie principale donnant sur la rue et un second corps de bâtiments situé à l’arrière, précise Catherine Schmutz Nicod. Ces deux espaces étaient reliés par une cour intérieure. On reconnaît encore ces résidences à leur façade en pierre de taille, leurs corniches ou leurs garde-corps simples. » Cette sobriété toute protestante peut être observée dans le magasin COS (rue de Bourg 8), qui a conservé la cour intérieure et des éléments des appartements de l’époque, lors d’une magnifique rénovation réalisée en 2016.

LE CARREFOUR DE L’EUROPE

Plus haut dans la rue de Bourg, les Galeries Saint-François (1909) méritent elles aussi une halte. Témoin de l’essor commercial de Lausanne, ce passage couvert a gardé plusieurs éléments d’origine, tels que les portes et vitrines des boutiques ou les cages d’escaliers et leurs luminaires. Ils ont été réalisés dans un style art nouveau, plus germanique que parisien. Les décors arborent par exemple, davantage des formes géométriques que des formes inspirées de la nature.

Les entrées situées de part et d’autre du passage sont un bel exemple de l’éclectisme qui caractérise le bâti lausannois de l’époque. Côté rue de Bourg, on retrouve des éléments art nouveau et néobaroques, comme des petits garçons joufflus et des guirlandes de feuillages. Côté avenue Benjamin-Constant, le style est verticaliste avec des allégories du commerce, des sciences et de l’industrie. On réalise ici à quel point la ville était un carrefour, au centre de l’Europe, et des divers courants architecturaux.

FACE SOMBRE

On revient sur nos pas pour emprunter la rue Saint-François, puis partir à droite pour rejoindre la rue du Rôtillon. «La place Saint-François était un lieu de pouvoir et la rue de Bourg, l’artère commerçante chic de la ville, mais ce petit quartier du Rôtillon en constituait la face sombre, souligne l’historienne, qui a grandi à Lausanne. Situé en contrebas, peu éclairé par la lumière naturelle, il souffrait des nuisances des anciennes fabriques du quartier du Flon. Les logements y étaient insalubres.» Jusqu’à tard au XXe siècle, pour les bonnes familles de Lausanne, cette zone avait la réputation d’être un quartier malfamé. Aujourd’hui rénové, ponctué de façades colorées, il comprend plusieurs cafés, boutiques et même un petit musée, le Musée de la chaussure (rue du Rôtillon 10). Géré par des archéologues, il retrace l’histoire du soulier à travers les siècles. Si l’on dévale encore la pente jusqu’à la rue Centrale, on peut s’arrêter au café le P’tit Central (au numéro 9) ou au restaurant Byblos. Ce dernier, situé rue Cheneau-de-Bourg 2, propose tapas, pizzas et burgers, dans un décor emprunté aux années 1950. Avant de revenir au point de départ, par le centre commercial des Portes Saint-François (installé dans l’ancienne Union de Banques Suisses), il est possible de jeter un œil sur le premier grand magasin lausannois. L’enseigne baptisée L’Innovation, aujourd’hui Globus, a été inaugurée en 1907, puis agrandie en 1912 et en 1938. La partie bâtie en 1912, rue du Pont 5, comporte des éléments de verticalisme conçus par le même architecte que celui des Galeries Saint-François.

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (no6).