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Jacques Attali: «Il faut passer de l’économie de marché à l’économie de la vie»

Crise sanitaire, confinements, défi écologique, l’économiste et essayiste français Jacques Attali revient sur cette année 2020 si particulière.

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Durant l’épidémie de grippe H1N1 en 2009, Jacques Attali écrivait déjà sur la possibilité de nouvelles «pandémies incontrôlables» et sur la nécessité de prévoir des moyens pour répondre aux crises sanitaires mondialisées. L’essayiste et ancien conseiller de François Mitterrand publie aujourd’hui un nouvel ouvrage intitulé «L’économie de la vie», dans lequel il plaide en faveur d’un nouveau paradigme économique pour sortir positivement de la crise provoquée par la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui président de la fondation Positive Planet, il analyse au travers de son expérience l’évolution de la politique mondiale. Ecologie, jeunesse, complotisme, il revient sur l’année 2020 et livre sa vision du monde d’après.

Comment avez-vous vécu cette année 2020?

Jacques Attali: Je l’ai vécue dans l’angoisse qu’il arrive quelque chose à mes proches. J’ai aussi dû m’adapter au télétravail: les cours et les conférences que je donne impliquent normalement des voyages que j’ai cette année remplacés par des visioconférences. J’ai malheureusement également dû annuler les concerts où je suis chef d’orchestre. Mais cette période m’a aussi servi de parenthèse et poussé à réfléchir aux conditions d’un avenir meilleur. L’atmosphère monacale des confinements m’aura ainsi permis de publier deux nouveaux livres (i.e.: «L’économie de la vie» en 2020 et «Histoire des médias» en 2021).

L’année a été marquée par la crise sanitaire du Covid-19, quels enseignements peut-on en tirer?

La Corée du Sud a particulièrement bien géré la crise. Elle a instauré, dès décembre 2019, la stratégie complète du port du masque, des tests de dépistage et de l’isolement des personnes contaminées ou potentiellement contagieuses, sans confiner sa population.

L’application a été drastique, mais très efficace. La Corée du Sud est une démocratie, mais avec une culture différente de la nôtre, occidentale. De plus, elle a appris bien plus tôt à répondre aux crises sanitaires par le biais de campagnes de prévention et l’enseignement.

Plus globalement, les populations ont plutôt bien suivi les règles sanitaires et le personnel soignant a été exceptionnel partout. La responsabilité est donc à chercher auprès de ceux qui étaient chargés de prévoir et d’anticiper l’avenir, c’est-à-dire les entreprises et les gouvernements. L’Europe et les États-Unis ont moins anticipé et ont choisi de suivre, comme la Chine, le modèle du confinement particulièrement dommageable à l’économie.

Faut-il revoir le système économique?

Les crises sanitaires et économiques ont révélé les négligences déjà présentes dans les systèmes politiques. Les pays européens ont par exemple réalisé leur manque de masques ou de respirateurs. Aujourd’hui, il est nécessaire de passer de l’économie de marché à l’économie de la vie. Ces secteurs sont ceux qui remettent l’humain au centre, soit la santé, l’alimentation, l’hygiène, l’énergie propre, l’éducation, la recherche, les télécommunications, le digital, la sécurité, l’information, la culture et tout ce qui touche à la démocratie.

Nous allons donc entrer dans une économie de guerre. Ce concept fait référence à une économie dite «de mobilisation», ce qui consiste à produire ce dont un pays a besoin en temps de conflit, dans le sens de la reconversion des forces de travail vers ces secteurs. Il faut ainsi favoriser les réinsertions dans les métiers des secteurs de l’économie de la vie et investir dans l’éduction pour former les futurs salariés. C’est un changement profond mais nécessaire de l’économie, qui passe par de nouveaux investissements et une phase de relocalisation. En effet, privilégier l’accès à ces produits vitaux implique de se donner les moyens de la souveraineté dans ces domaines. Les PME jouent un rôle central dans le développement de cette nouvelle économie.

Quel rôle pour la Suisse?

Internationalement, la Suisse est très bien placée pour cette nouvelle économie de la vie puisqu’elle héberge déjà des acteurs importants du domaine. C’est un pays fort, autonome, puissant dans de nombreux secteurs économiques comme ceux de la santé et de l’hygiène, mais aussi dans ceux fragilisé comme le tourisme. Dans ce sens, la Suisse a un rôle important à jouer dans la transformation de ce secteur en favorisant le concept d’hospitalité et pas seulement le tourisme de passage.

Pensez-vous que les comportements vont durablement changer dans le monde post-Covid?

Une nostalgie va probablement imprégner la population, entrainant un malheureux retour en arrière, avec ses plaisirs et ses travers. Il serait dramatique de revenir aux voyages touristiques pour un week-end, à l’automobile folle, au gaspillage et à la fast fashion. Après la première guerre mondiale, les années folles ont montré le retour décuplé et impulsif de la consommation et des divertissements. Aujourd’hui, nous devons être plus prudents puisque nous n’avons pas la même marge de manœuvre. La potentielle reprise effrénée est désormais corrélée au risque de diffusion du virus. Après la première vague du printemps, le relâchement a entrainé l’explosion du nombre de contaminations. Nous devons donc rester attentifs pour éviter que ce cycle reprenne sans fin. Tant que 70% de la population ne sera pas vaccinée, ce danger restera omniprésent.

Allez-vous vous faire vacciner?

Bien sûr, dès que possible. J’ai confiance dans les progrès de la science. Beaucoup sont contre les vaccins pour des raisons d’ignorance plus que par conviction éclairée. Pour convaincre les méfiants de l’importance du vaccin, il sera essentiel que les autorités et les scientifiques soient aussi transparents que possible sur les risques comparés du vaccin.

Cette année aura aussi été marquée par l’augmentation de la défiance envers les médias, les scientifiques, et l’augmentation du complotisme. Vous êtes d’ailleurs cité dans le film complotiste Hold-up. Quelle est votre réaction?

Tous les humains cherchent une explication à ce qu’ils ne comprennent pas, c’est une tendance naturelle de l’esprit. Pour appréhender la réalité, on tente depuis l’Antiquité de trouver un coupable, une cause unique des choses, une explication entre le bien et le mal pour comprendre les phénomènes incompris. Ce refus global de la vérité constitue la marque d’une société obscurantiste qui commence aujourd’hui à revenir. Les scientifiques, les médias, les politiques ont tous négligé l’importance de l’explication. Ainsi, face à la défiance de la parole privée et publique, émergent des figures rassurantes comme les complotistes ou les gourous. Les effarantes théories actuelles s’inscrivent donc dans une tradition historique mais trouvent un nouvel écho puissant au travers des réseaux sociaux.

Que reste-t-il de l’écologie?

La crise actuelle a montré que la récession, la chute de la croissance, ne suffisent pas à régler la problématique de l’écologie. Elle a également mis en évidence que vouloir résoudre les problèmes écologiques sans régler les problèmes sociaux et démocratiques n’avance à rien. Tout doit être régulé conjointement. Selon une étude mondiale de l’Institut de l’économie positive, 96% des citoyens des pays du G20 souhaitent des changements durables dans leur société. Ce chiffre redonne espoir. La société prend peu à peu conscience de la nécessité de se donner à tout prix les moyens de résoudre les problèmes climatiques. Nous avons encore dix ans pour éviter que les ravages de la pollution soient irréversibles, il faut donc encore accélérer le passage à une société durable, durcir les exigences, aller plus vite, plus directement.

Quels conseils donneriez-vous à Jacques Attali à 20 ans? Et plus généralement à la jeunesse?

Je me conseillerais de faire beaucoup d’études, d’être passionné et à l’affut. Les jeunes doivent se préparer à une vie de combat. La jeunesse vit aujourd’hui une période difficile, pire que ce que j’ai vécu personnellement, mais toujours meilleure que celle des jeunes qui ont vécu la guerre. Les jeunes doivent trouver leurs propres qualités pour se spécialiser. Le marché du travail actuel est ardu et particulièrement concurrentiel, mais il n’est pas fermé. C’est un tort de croire que tout est dévasté. En outre, les jeunes doivent impérativement continuer à se battre socialement, politiquement, écologiquement. Pour cela, il faut qu’ils se préparent à un métier, mais aussi qu’ils affirment leur engagement politique et associatif par lequel passe le changement.

Etes-vous optimiste pour 2021?

Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, ce sont des attitudes de spectateur. Il faut être acteur et agir en pensant dans l’intérêt des générations futures. Il reste des défis majeurs à régler, comme la pandémie évidemment, mais aussi la question du climat, la régulation européenne et mondiale, et la revalorisation de la justice sociale. On voit actuellement un combat entre l’individualisme et l’altruisme. Nos sociétés sont de plus en plus égoïstes, narcissiques, prônent le chacun pour soi alors que l’humain gagne à être généreux. C’est ce que j’appelle l’altruisme rationnel, ou intéressé. Prenez un chef d’entreprise: il a intérêt à ce que ses clients et ses employés soient heureux; intérêt à être altruiste et non égoïste. Cette logique s’applique aux masques, aux vaccins, à l’écologie. On ne peut se protéger qu’en aidant les autres, c’est collectivement que l’individu trouve son intérêt personnel.

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Bio express

1943: Naissance à Alger

1981-1991: Conseiller spécial et «sherpa» du président français François Mitterrand

1991: Fondation de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement

1998: Création de la fondation Positive Planet qui promeut la création d’entreprises en milieux défavorisés

2008: Mandaté par Nicolas Sarkozy, il préside la Commission pour la libération de la croissance française. Elle sera surnommée la «commission Attali».