LATITUDES

Combats de clochards et clodo-porno

Des vidéos montrant des combats de sans-abri s’arrachent pour $19,95 aux Etats-Unis. La dégradation humaine est devenue un divertissement.

Quand verra-t-on des clochards assis sur un coin de trottoir avec un panneau «on se tape dessus pour de l’argent»? La scène n’a rien d’extraordinaire si l’on tient compte du commerce que vient d’inaugurer Ray Laticia. Ce réalisateur a décidé d’explorer un recoin encore vierge de la conscience collective et de transformer la dégradation humaine en divertissement.

Ray Laticia commercialise «une vidéo de clochards qui se battent et qui se prennent pour des cascadeurs. Ils dévalent des escaliers dans un chariot de supermarché, courent s’éclater contre des murs, et se cognent la tête contre une enseigne de fast-food». Les protagonistes de ces films ont été payés en «nourriture, vêtements, ou quelques dollars».

A la manière d’un étudiant irresponsable qui chercherait à produire du LSD dans un labo improvisé, le réalisateur s a mélangé divers éléments empruntés à la télévision américaine – comme le Jackass de MTV ou le show du modérateur de conflits Jerry Springer.

En demandant à des sans-abris de risquer le peu qu’il leur reste (leurs dernières dents par exemple) pour le plaisir d’adolescents voyeurs, Laticia a poussé le principe de ces émissions à un sommet de perversité.

Sur MTV, les cascades de Jackass sont exécutées par des volontaires en pleine possession de leurs moyens – généralement des garçons vantards qui veulent épater les copines selon les codes subculturels en vigueur chez les skateboarders. En reprenant le concept «high-low» des cinéastes Spike Jonze et Harmony Korine, le spectacle de Jackass laisse entendre que n’importe quel crétin détenteur d’une caméra digitale peut divertir ses copains en se faisant du fric.

Ces mises en scène, pour produire un effet de réalité, doivent paraître aussi vraisemblable que possible. Evidemment, les crises sentimentales dévoilées en direct par Jerry Springer sont tout autant chorégraphiées que les matches de lutte de la World Wrestling Federation.

Les films de Ray Laticia vont beaucoup plus loin que ces farces puériles et que le simple mauvais goût. Ils exploitent sans retenue les proies les plus faibles de la chaîne alimentaire médiatique.

Certains observateurs ont d’ailleurs été tentés de considérer ces vidéos comme une version guerilla du film «Fight Club». La comparaison est trompeuse. Le réalisateur David Fincher s’était contenté de présenter la violence physique comme un remède à la léthargie spirituelle qui accompagne le confort matériel. C’était simplement le revers de la génération Ikea.

La vidéo de Ray Laticia, «Filthy Fighting Tramps» («Combats de clochards dégueulasses»), montre tout autre chose. Elle présente la face visible d’individus en marge de la société, schizophrènes, vétérans de guerre ou toxicomanes qui, pour une multitude de raisons, n’auront jamais le privilège de souffrir de simple «ennui», trop préoccupés qu’ils sont par la faim, les poux, les problèmes de foie ou l’hypothermie.

Ce phénomène d’exploitation a même été poussé un cran plus loin, comme en témoigne un e-mail publicitaire que j’ai reçu récemment. Le message m’encourageait à visiter un site internet où l’on peut voir «des clodos et des drogués répugnants en train de baiser des putes et salopes encore plus sales» (sic).

Il n’y a pas si longtemps, le mot «site porno» évoquait l’image de fesses soyeuses. Il englobe désormais aussi les personnages qui vous accostent au coin de la rue pour vous demander une pièce de monnaie.

Les temps changent, mais finalement pas tant que ça. On pourrait dire que ces nouveaux phénomènes marquent un retour à ce qui constituait l’essence du divertissement à l’époque romaine: la cruauté. Dans tous les cas, il semble que nous sommes entrés dans l’ère de la «clodosexualité».

A ce propos, les films de Ray Laticia sont diamétralement opposés au travail de l’artiste Michael Rakowitz, tant par l’éthique que la créativité.

Lauréat cette année du prix Design 21, Rakowitz a créé un abri portable qui se gonfle lorsqu’il est rattaché à une bouche de chauffage ou de ventilation d’un bâtiment. Cette «tente eskimo de l’époque spatiale» constitue une réponse symbolique et pratique aux fléaux d’une époque qui voit s’organiser des combats de coqs pour humains.

Quel sera le prochain épisode? Qu’est-ce qui peut encore apporter des frissons à une société immunisée par ses propres exploits immoraux? Des sites consacrés à la zoophilie handicapée? Des films d’horreur réelle avec réfugiés? Oh, j’oubliais. On a déjà tout cela, et ça s’appelle le journal télévisé.

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Traduit de l’anglais par Largeur.com.
Dominic Pettman, écrivain, vient de publier «After The Orgy, Toward a Politics of Exhaustion» aux éditions State University of New York Press.

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Plus de 200’000 exemplaires de la vidéo de Ray Laticia ont été écoulés aux Etats-Unis. Le journal londonien «Independent on Sunday» du 19 mai 2002 a consacré un article détaillé au phénomène.