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L’actu de l’été dans les romans: Vargas Llosa

Le hasard a voulu que Joaquin Balaguer trépasse au moment même où paraissait en français le dernier roman de Mario Vargas Llosa – superbe. Dictature latino-américaine et assassinat.

La mort, le 14 juillet dernier, de Joaquin Balaguer est passée des plus inaperçues. Un peu parce que c’est l’été, beaucoup parce que ce vieil homme de 96 ans, président à répétition de la République dominicaine, avait fini par lasser jusqu’à ses supporters.

Il faut dire que sa longévité politique, toujours au premier plan de la scène dominicaine, fut tout à fait exceptionnelle. En 1930, à son retour de Paris où il étudia le droit, il se lança dans la politique en participant à sa première campagne électorale. Dès lors, il n’en rata plus une. Il était même question qu’il se représentât en 2004!

En 1930, le jeune Balaguer avait choisi le camp de Rafael Trujillo, un homme appelé à entrer dans l’histoire comme l’un des dictateurs les plus sanguinaires de l’Amérique latine. Trujillo régna par la terreur de 1930 jusqu’à son assassinat en 1961. Au moment où le dictateur tombait sous les coups des conjurés, c’était Balaguer qui occupait formellement la présidence de la République.

Projeté de manière imprévue sous les spots de l’actualité, il parvint à jouer la carte américaine et, après de nombreuses péripéties, à s’approprier le pouvoir qu’il exerça, comme son maître Rafael Trujillo, en recourant à la terreur et à l’assassinat des opposants.

A part cela, feu Balaguer – dont le physique, la foi affichée, l’unique passion pour le pouvoir ne sont pas sans rappeler l’Italien Giulio Andreotti – se voulait bon chrétien, grand écrivain et poète.

Le hasard veut que Balaguer disparaisse au moment où paraît en français «La Fête au Bouc», le superbe roman historique que Mario Vargas Llosa a consacré à la dictature de Rafael Trujillo.

Nous sommes au soir du 30 mai 1961, le ministre des Armées qui vient d’apprendre la mort du dictateur décide de prendre les choses en mains:

«Il fit appeler le président de la République, le chef du Service d’intelligence militaire et l’ex-Président, le général Héctor Bienvenido Trujillo. Il les ferait venir et les arrêterait ici tous les trois. Si Balaguer faisait partie de la conspiration, il pourrait lui donner un coup de main pour les étapes suivantes. Il perçut le trouble des officiers, échangeant des regards et chuchotant. On lui passa le téléphone. Joaquin Balaguer venait d’être tiré de son lit:

– Je suis désolé de vous réveiller, monsieur le Président. Il y a eu un attentat contre son Excellence. En tant que ministre des Armées, je convoque une réunion urgente à la Forteresse du 18 décembre. Je vous prie de venir, toute affaire cessante.

Le président Balaguer resta un long moment sans répondre, au point qu’il pensa qu’ils avaient été coupés. Son mutisme provenait-il de sa surprise? Ou de la méfiance pour cet appel intempestif? Il entendit enfin la réponse prononcée sans la moindre émotion:

– Si quelque chose d’aussi grave est advenu, en tant que président de la République, il ne m’appartient pas d’être dans une caserne, mais au Palais national. Je m’y rends. Je vous suggère que la réunion ait lieu dans mon bureau. Bonsoir.» (p.479)

En un instant, le potiche humble, obséquieux et servile était devenu l’homme de pouvoir qu’il sera jusqu’à la mi-juillet de cette année. De l’imbroglio de la succession Trujillo, il parvint en un premier temps à sauver l’essentiel (Vargas Llosa consacre à cette lutte interne au clan Trujillo de fort belles pages). Puis, l’armée se retournant contre lui, il dut s’exiler en terre américaine. A Porto Rico, puis à New York.

En décembre 1962, ivre d’espoir révolutionnaire, le peuple dominicain, malgré la fraude et les pressions, accorde sa confiance (64% des voix!) à Juan Bosch, un autre leader historique, homme politique, historien et écrivain, que Trujillo avait contraint à l’exil. Mais les Américains ont de la peine à accepter la réforme agraire lancée par Bosch à quelques encablures du Cuba de Fidel Castro alors en pleine phase ascendante.

En 1965, 23000 marines envahissent Saint-Domingue et rétablissent Balaguer dans la plénitude de ses pouvoirs. Il se montrera rancunier et vindicatif, liquidant ses adversaires par dizaines, grâce à des escadrons de la mort.

Juan Bosch a précédé Balaguer de quelques mois dans la tombe. Il est décédé le 1er novembre 2001 à l’âge de 92 ans. Les Dominicains peuvent enfin tourner une page de leur histoire ouverte en 1930!

Faut-il ajouter que le roman de Vargas Llosa est magnifique? Avec la minutie d’un miniaturiste, il décrit de l’intérieur les pulsions homicides et violentes d’un tyran, Trujillo, qui veut non seulement créer une société à son image, mais en modeler les hommes.

Le trujillisme, hélas, n’est pas le propre de la République dominicaine, on le rencontre aujourd’hui encore dans nombre d’Etats américains. A commencer par Haïti, la moitié sud de Saint-Domingue, où l’ex-père Aristide, après avoir semé l’espoir le temps d’un printemps, laisse aujourd’hui les tueurs vaquer à leur sinistre besogne.

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Mario Vargas Llosa, «La Fête au Bouc», traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, Gallimard, 605 pages.