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L’art viticole vaudois

La vigne est enracinée dans la culture vaudoise depuis plus d’un millénaire. Outre son apport économique, elle a aussi imprégné le caractère des habitants de la région.

«Car ce jus-là, quand on le boit, c’est lui qui nous fait bons Vaudois!» Ce refrain a résonné plus d’une fois dans les cabarets de l’entre-deux-guerres. On le doit au chansonnier Jean Villard (1895 – 1982), qui est devenu, sous le nom de Gilles, l’incarnation parfaite du bon vivant vaudois. Le «jus» dont il vante les louanges dans cette chanson intitulée Vive la vigne de chez nous, n’est autre que le fameux chasselas. À en croire Gilles, l’essence même de l’esprit vaudois proviendrait ainsi de la consommation de ce vin local.

Un soir de 1945, alors qu’il se produit dans le cabaret lausannois du Coup de Soleil, le chansonnier est interpellé par une Parisienne qui lui réclame un morceau. Elle se nomme Édith Piaf. Il lui propose un titre méconnu. Emballée, elle décide aussitôt de l’ajouter à son répertoire. Les trois cloches sera vendu à plus d’un million d’exemplaires, et repris par des personnalités aussi diverses que Ray Charles, Coluche, Tina Arena, Frank Sinatra et Micheline Calmy-Rey, ancienne conseillère fédérale valaisanne.

Le succès international ne détourne pas Gilles de son canton d’origine. Après avoir tenu pendant près de dix ans un cabaret parisien, l’artiste décide de revenir s’installer sur les rives du Léman, en 1958, notamment à Saint-Saphorin en Lavaux où il continuera d’écrire sur la viticulture, héritage millénaire de la région qui l’a vu naître.

Une image de carte postale

La présence de la vigne dans la région vaudoise est en effet attestée dès le IXe siècle déjà et se renforce continuellement les siècles suivants. La vague de créations monastiques dans le Pays de Vaud, au XIIe siècle, dont la règle oblige les moines à effectuer des travaux manuels, provoque l’explosion du nombre de parcelles de vignes, indique Gilbert Coutaz, ancien directeur des Archives cantonales vaudoises. La viticulture est alors avant tout destinée au vin de messe.

C’est précisément à ce moment que les pentes abruptes et arides de Lavaux sont défrichées, puis terrassées, pour exploiter un plant de provenance autochtone, le chasselas. La région, qui constitue une véritable image de carte postale, est intégrée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2007.

Au fil du temps, les parcellisations de domaines s’accélèrent dans tout le canton «pour éviter toute faillite en cas de grêle ou d’intempéries», précise Gilbert Coutaz. Cette stratégie n’empêchera toutefois pas les ravages provoqués par l’insecte phylloxéra, entre 1886 et 1918. Au total, près de 10% des vignes sont perdues à l’époque.

Fiers de leur tradition viticole, les Vaudois rivalisent volontiers avec les Valaisans. En termes de volume, le Pays de Vaud se classe aujourd’hui comme second producteur de vin en Suisse, derrière le Valais. On y compte environ 400 domaines pour un total de 3800 hectares de vignobles (contre 4800 pour le voisin valaisan). On y fait la part belle aux vins blancs, qui constituent 66% de la production.

La vigne sous la plume et le pinceau

La viticulture imprègne toute la culture vaudoise. Il suffit de se plonger dans les œuvres des écrivains lausannois Paul Budry (1883-1949) et Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) pour en mesurer l’importance. Dans sa nouvelle Vigneron, moi aussi, Charles Ferdinand Ramuz clame son amour pour la vigne, lui qui a habité à Treytorrens (Payerne), dans une simple question: «Est-ce que je serai aussi vigneron? Tu es vigneron, pour de bon.»

En peinture, la vigne a souvent servi d’inspiration aux artistes. Le Chablaisien Frédéric Rouge (1867-1950) met en avant une viticulture idéale, comme le démontre la toile Le Retour des vendanges (1934). Cette œuvre a été jugée représentative de la culture vaudoise liée au vin au point d’être intégrée à la collection de la Banque cantonale vaudoise. Parmi les autres toiles de Frédéric Rouge qui méritent d’être mises en lumière figure La Leçon de Taille (1896), exposée au Château d’Aigle.

Le carnotzet vaudois

La viticulture s’invite aussi dans le quotidien des gens, notamment au travers de l’emblématique carnotzet. Cette salle sans fenêtre, un peu secrète, est une sorte de local à boire et à faire la fête. Selon l’historien Bruno Corthésy, «le concept, l’objet et le nom du carnotzet ont été inventés en 1894 à l’Exposition cantonale vaudoise à Yverdon-les-Bains». De nature intime, un bon carnotzet est installé dans un lieu fermé, souvent en sous-sol et si possible à proximité de la cave. Aujourd’hui encore, on trouve des carnotzets dans tout le Pays de Vaud, ce qui ne manque pas d’étonner les visiteurs. On en trouve même un au sous-sol du grand hôpital cantonal, le CHUV.

Le carnotzet s’accompagne naturellement d’une verrée où les convives sont traditionnellement invités à boire un chasselas. Et pour le déguster, rien de mieux qu’un gobelet vaudois (aussi appelé «godet»). Ce petit verre de cave sans pied d’une contenance de 0,6 dl est un objet emblématique de la culture vaudoise. Arborant les armoiries d’une commune ou du canton, il est employé à l’origine par le vigneron pour goûter son vin.

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Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans The Lausanner (no5).