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Les recherches olympiques d’un écrivain lausannois

Le dernier livre de l’auteur suisse Alain Freudiger a fait l’objet de critiques élogieuses dans la presse française. Rencontre avec un performeur littéraire qui connaît les moindres recoins de Lausanne et qui s’est passionné pour un champion finlandais de saut à ski.

À quelques mètres du bord du lac, le Centre d’Études Olympiques regroupe toutes les archives liées à l’histoire des Jeux. Une base de données d’une valeur inestimable, sur les différentes disciplines sportives, est mise à la disposition de chercheurs tels qu’Alain Freudiger. L’écrivain lausannois vient de consacrer un livre très original au champion finlandais de saut à ski Matti Nykänen. Pour ses recherches, il s’est rendu à plusieurs reprises en bordure du quai d’Ouchy, dans cette villa du Centenaire qui, avec ses kilomètres d’archives, consolide Lausanne comme la capitale mondiale de l’olympisme.

C’est ainsi que Matti Nykänen (1963-2019), véritable figure nationale finlandaise, s’est retrouvé au coeur d’un récit intitulé Le Mauvais génie (La vie de Matti Nykänen), publié en février 2020 aux éditions La Baconnière. L’ouvrage revient sur la sensation d’envol que le triple médaillé olympique disait ressentir à chaque saut, mais aussi sur sa reconversion chaotique dans la chanson et sur son alcoolisme violent. L’élan et la chute.

Le livre a été très bien accueilli dans les milieux littéraires parisiens, une réussite rare pour un auteur romand. Entre approche d’avant-garde et culture populaire, Alain Freudiger enrichit depuis plusieurs années la scène culturelle lausannoise en organisant des projets dans des espaces atypiques et des performances littéraires déroutantes. Les parcs, les piscines et les cafés lausannois sont autant de lieux qu’il fréquente pour amplifier son geste créatif. Interview par téléphone en mai 2020 avec un écrivain confiné.

D’où est venue l’idée de consacrer un livre au champion de saut à ski Matti Nykänen ?

Alain Freudiger : J’avais vu Matti Nykänen à la télévision durant mon enfance, à la fin des années 1980. Je nourrissais alors une grande fascination pour ces images de saut à ski. À partir de là, je me suis régulièrement informé sur ses activités. Une fois qu’il a arrêté le sport, il est entré dans une déchéance complète. Il a alors mené une vie entre le rock’n’roll, la prison et le striptease tout en restant un personnage que je trouvais drôle et attachant. C’est cette complexité-là qui m’a intéressé et qui me donnait les clés pour en dresser un portrait nuancé.

Comment avez-vous construit votre récit ?

Les voix et les temporalités se croisent, et là où il me manquait des éléments biographiques, c’est la fiction qui a pris le relais. L’histoire s’ancre en Finlande, mais elle est aussi liée à Lausanne dans la mesure où je me suis rendu au Centre d’Études Olympiques pour obtenir des informations sur Matti Nykänen.

La ville de Lausanne a-t-elle une influence sur votre écriture ?

Mes deux premiers romans* sont fortement imprégnés de mon environnement lausannois. Pour les écrire, je me suis énormément baladé dans la ville et j’ai prélevé des éléments sur le territoire urbain. La topographie lausannoise est inspirante, avec ses montées et ses descentes, c’est particulièrement dynamisant pour la création.

Où trouvez-vous votre inspiration ?

Les cafés ont longtemps été des endroits d’écriture pour moi. Le fonctionnement du microcosme, les terrasses, les passants, la façon dont les gens s’habillent, la manière dont ils se croisent, tous ces éléments sont particulièrement inspirants. Mais le plus souvent, les idées me viennent quand je fais autre chose. À la piscine, surtout. Aller nager déclenche mon inspiration ou me permet de résoudre un problème. Je regrette beaucoup que Lausanne ait enterré ses rivières. C’est peut-être pour ça que j’ai écrit Liquéfaction, un roman de 300 pages qui se déroule entièrement dans l’eau. Aller me promener sur les hauts de Lausanne est aussi une source d’inspiration.

Quels sont les lieux de la ville que vous préférez ?

Je suis un amoureux des parcs. Celui de Valency, particulièrement. J’aime son côté populaire, sa pente très marquée et son allée royale entre les tilleuls. La gare du train LEB enterrée sous la place Chauderon, au centre-ville, me fascine également. Elle a un aspect disproportionné avec cette immense cascade d’eau à l’entrée. Et bien sûr, les librairies, HumuS par exemple, qui est aussi une galerie singulière. Et la salle du Capitole de la Cinémathèque suisse.

Vous avez écrit pour la revue satirique lausannoise La Distinction, pensez-vous qu’il y a un humour propre à Lausanne ?

Davantage qu’un humour, je dirais plutôt un esprit lausannois : une forme de sarcasme spécifique, quelque chose de décalé. Pour moi, cela est lié au fait que la ville regroupe une population issue de diverses régions de Suisse qui s’approprie la ville. Cette pluralité engendre une sorte de détente, les gens bousculent volontiers ceux qui se prennent au sérieux.

Vous vous définissez comme performeur littéraire, pourquoi ce titre ?

Quand j’ai commencé à écrire, j’avais peu de contacts dans le monde de la littérature. J’étais plutôt proche de musiciens locaux avec lesquels j’ai imaginé des performances. J’ai participé à de nombreuses lectures publiques. Avec le groupe Des Cendres, par exemple, un trio que nous formons avec les musiciens Benoît Moreau et Raphaël Raccuia, nous explorons les liens entre le texte et la musique. Dans le projet Thermal, ce sont les bains thermaux qui nous servent de matière, à la fois sonore et narrative.

La dimension rythmique et sonore semble occuper une place importante dans votre écriture.

Le travail d’archiviste pour la radio que je mène en parallèle de mon travail d’écriture a aiguisé cette sensibilité au son. Je suis émerveillé par la richesse des bruitages. Cataloguer les émissions de radio et découvrir ce patrimoine lausannois m’inspirent aussi. Ces pistes sonores font revivre des fantômes. Ainsi, j’ai découvert un enregistrement effectué à bord d’un tramway avec un tramelot qui annonce les différents arrêts, alors que ce type de transport lausannois a disparu dans les années 1950. C’était émouvant et ça ajoute une dimension temporelle au spectre sonore de la ville.

Avez-vous réussi à écrire ce printemps durant le confinement ?

Lors de cette période suspendue, je me suis demandé : à quoi ça sert d’être écrivain ? Je pense que mon rôle est aussi d’entretenir le lien entre les êtres. J’ai alors choisi de réaliser un podcast intitulé DéCamera. J’ai contacté des écrivaines et des écrivains qui racontaient chaque jour une histoire depuis leur chambre. J’ai moi-même eu de la peine à écrire pendant le confinement. À mes yeux, la littérature réclame du temps et de la distance. Parler de cette crise au moment où elle était en train de se dérouler m’était impossible.

Votre travail d’écriture rayonne actuellement au-delà de la Suisse, à Paris, ce qui est plutôt rare pour un auteur romand…

Oui, c’est une grande chance pour moi de pouvoir étendre mon lectorat. Aujourd’hui, les maisons d’édition mettent plus d’énergie dans la promotion francophone, et ce travail commence à trouver écho pour moi. En Suisse, la population francophone est relativement restreinte, je suis donc particulièrement heureux de partager mes textes en dehors des frontières helvétiques.

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Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans The Lausanner (no5).