CULTURE

«Marie-Jo et ses deux amours», comme un tableau de maître

La nouvelle chroniqueuse cinéma de Largeur.com a aimé le dernier film de Robert Guédiguian, injustement oublié du palmarès cannois. Elle y a vu l’oeil d’un peintre sensible.

Il y a les cinéastes qui imaginent leurs films comme des romans; ils construisent les scènes comme des phrases, jonglent avec la conjugaison, valorisent la subjectivité du point de vue et se délectent des longues incises. Le temps est leur champ d’exploration. Le cinéaste canadien Atom Egoyan est de ceux-ci.

Il y a les cinéastes qui conçoivent leur art comme les chorégraphes leurs ballets, faisant du corps de l’acteur leur matériau de base. Le mouvement les passionne comme l’espace les inspire. C’est le cas de Patrice Chéreau.

Il y a encore les cinéastes qui construisent leur oeuvre comme une somme d’essais philosophiques visuels, où se joue non seulement le destin d’un homme mais aussi celui de l’espèce. Cinéma de la pensée plutôt que des sentiments. Stanley Kubrick reste le meilleur de tous.

Et puis il y a les cinéastes qui aspirent à saisir la chaleur tremblante et pleine de grillons d’une après-midi de canicule, le vert sombre et brillant d’une montagne après l’orage, le grain duveteux d’une peau après les caresses. Robert Guédiguian avec «Marie-Jo et ses deux amours» appartient à cette famille de cinéastes-peintres qui, de Renoir à Guiguet, de Brisseau à Godard – oui, Godard, auteur de splendides «marines» lémaniques! – savent révéler l’âme qui anime chaque parcelle de la nature.

Le cinéaste marseillais n’a jamais été aussi attentif au cadre et à la lumière, à la vibration de la matière et à la présence des corps, que dans son dernier film, injustement oublié du palmarès cannois. Les premiers plans de «Marie-Jo et ses deux amours» s’ouvre sur la silhouette mincelette d’Ariane Ascaride surplombant l’immensité de la mer.

On pense à «La chute d’Icare» de Brueghel, comme plus tard on pensera à Bonnard, Valloton, Cézanne, Carravage ou Matisse. Dans son désir de ne retenir que l’essentiel, Guédiguian a organisé son récit autour de deux motifs qui ont marqué l’histoire de la peinture: le paysage (Marseille filmé comme un théâtre antique) et le nu (corps simples de quadragénaires magnifiés par les clair-obscurs de Renato Berta).

Et comme les grands maîtres de la peinture profane habités par le goût du sacré, Guédiguian réussit à transfigurer le trio bourgeois et vaudevillesque du mari, de l’amant et de la femme, en une trinité nouvelle, empreinte d’une religiosité populaire, où les rapports de force et d’argent auraient été remplacés par les flux de désir et de don.

Marie-Jo la sainte pécheresse, Daniel le mari-maçon et Marco l’amant-marin incarnent l’ultime avatar d’une utopie de gauche, celle du partage des sentiments plutôt que du partage des richesses. Hélas, il ne s’agit que d’une utopie! Malgré leur bonne volonté, malgré l’amour des uns pour les autres, malgré leur obstination à y croire et à se jeter à l’eau encore et toujours, leur histoire est vouée à l’échec: le désir ne se partage pas, d’où le chagrin sans consolation qui habite ce mélodrame à la résolution impossible, sauf à répéter perpétuellement le même cycle.

Robert Guédiguian n’a pas seulement l’oeil d’un peintre sensible aux scènes quotidiennes, il a aussi l’oreille de la rue. Il fait des sons le même usage que les images: exprimer l’indicible. Ses choix musicaux le portent vers la variété française, le jazz chanté et les morceaux classiques connus de tous. C’est ainsi que dans la bande originale de «Marie-Jo et ses deux amours», France Gall côtoie Schubert, Serge Lama Vivaldi, et Amstrong Corelli.

Guédiguian croit au sentiment qu’inspire la musique; il le croit avec une telle naïveté esthétique qu’il accompagne sa scène finale, muette mais terriblement lyrique, du Requiem de Mozart! Qui oserait être aussi littéral? C’est pourtant ce parti pris sans orgueil qui donne toute son intensité émotionnelle à ce beau film tranquille mais fatal, solaire et mélancolique, heureux mais sans gaieté.

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«Marie-Jo et ses deux amours», de Robert Guédiguian, avec Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin et Gérard Meylan

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La nouvelle chroniqueuse cinéma de Largeur.com travaille dans un grand quotidien francophone. Originaire de Québec, établie depuis quatre ans à Bruxelles, Marie Rossinière, 33 ans, a suivi l’école de cinéma la Femis de Paris, tout en continuant son métier de costumière de théâtre.