Chaque matin, Abed se poste au bord de la route avec l’espoir de trouver un emploi pour la journée. Mais il sait que ses chances sont minces: les Juifs n’engagent plus d’Arabes.
La scène se passe sur la grand route qui sépare Jérusalem-est de Jérusalem-ouest. Al-Quds et Ieruchalaim. Les Arabes et les Juifs. Il est dix heures du matin. Le soleil tape déjà fort. La circulation est dense et rapide.
Non loin de là, un chantier apporte son lot de poussière et de bruit. Une camionnette ralentit et se colle contre le trottoir. Au volant, un Juif orthodoxe. Une quinzaine de Palestiniens se jettent sur la voiture, au risque de se faire renverser par deux camions qui passent encore juste au vert, plein gaz.
L’enjeu est vital. Pour ces Palestiniens, il s’agit de se faire engager pour une journée. Peinture, déménagement, n’importe quel travail fera l’affaire. L’employeur sort de sa petite camionnette pour choisir lequel de ces hommes sera engagé.
Pour un peu, il leur tâterait les muscles. Les hommes tentent tous de s’engouffrer dans sa voiture. Chacun est arrivé avant l’autre, chacun est plus compétent que son voisin. La tension est telle qu’une bagarre éclate, rapide mais violente.
L’homme à la kippa reste indifférent. Vêtu d’une chemise blanche qui sort un peu de son pantalon noir, avec ses tsitsith (franges rituelles destinées à rappeler les commandements de Dieu) par-dessus, il s’en va avec deux travailleurs. Pour ces deux-là, c’est un jour de chance. Ils gagneront en principe 200 shekels (soit environ 70 francs suisses) pour la journée. Les autres continueront à attendre. Sous le soleil. Au bord de la route.
Parce qu’il n’y a plus d’employeurs. Les Juifs n’engagent plus les Arabes. «Avant, il y a trois ans, explique Abed, 27 ans, déménageur, il y avait tellement de travail que je n’avais même pas le temps de me gratter la tête de la journée.» Ce n’était pas il y a trois ans, c’était il y a moins de deux ans, avant le début de l’Intifada. C’est que le temps est long quand on ne fait qu’attendre, sans fin.
Depuis, «ils engagent des Roumains, des Thaïlandais ou des Chinois. Entre eux et les Juifs, il n’y a pas nos problèmes». Mais Abed est quand même là tous les jours. «Même si c’est pour une seule journée dans le mois, il me faut cet argent».
Sa femme et ses quatre enfants vivent à Hébron. Lui ne se permet que rarement le trajet (environ 40 kilomètres de contrôles et barrages). Pour bien se faire comprendre, il sort son porte-monnaie: vide. Il retrousse ses poches. «Je n’ai même pas un, un seul schekel. Rien, nous n’avons plus rien.»
Avec d’autres, il dort dans son camion et se poste dès cinq heures le matin sur le bord de la route. Mais il doit rester sur le qui-vive, malgré la faim, le bruit et la chaleur. Parce qu’à tout moment, la police peut surgir pour un contrôle. «Comme je suis d’Hébron, je n’ai pas le droit d’être à Jérusalem. Alors s’ils veulent, ils me mettent en prison. Un jour ou deux. Ou beaucoup plus.»
A ce moment précis, tous les travailleurs qui nous entourent s’en vont en courant. C’est une voiture banalisée de police qui passe, lentement. Abed, lui, ne bouge pas. La présence de la journaliste, peut-être?
Son dernier séjour en prison a duré trois mois . Et il n’a pas envie de revenir là-dessus. «Ne me demandez-pas comment c’est. Même Allah ne peut en avoir l’idée.»
Mais pourquoi la prison? «Parce qu’on est pauvres». Abed en a autant contre Arafat que contre Sharon. «Eux, ils sont grands, nous, nous sommes petits.» Et s’il lui fallait nommer quelqu’un en qui il a confiance, qui pourrait sauver la région du conflit? «Comment pourrais-je le savoir? Aujourd’hui, je suis bien trop hors circuit pour répondre.»
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Caroline Coutau vit et travaille au centre de Jérusalem, à deux pas de la Vieille ville. Elle a longtemps acheté ses oranges dans les centres commerciaux israéliens et son houmous au marche arabe.