Au train où vont les choses, la Corée du Sud pourrait bien devenir prochainement le premier pays au monde à se doter d’un chef d’Etat étranger. En la personne de Guus Hiddink, le Néerlandais planant qui a propulsé les Red Devils coréens en quarts de finale du Mondial qu’ils co-organisent. Un sacré gusse, Hiddink.
En une petite année, il a transformé une modeste phalange de pousse-ballons aussi fragile que délétère en véritable machine à gagner. Les Coréens, qui n’avaient jamais remporté le moindre match à l’occasion de leurs cinq participations précédentes à la phase finale de la Coupe du Monde, viennent tout bonnement de bouter successivement hors du tournoi le Portugal et l’Italie, au terme de deux rencontres habitées par le souffle de l’Epopée.
En quarts de finale, ce sera au tour des rudes Ibères de se frotter à l’essaim survolté du pays du Matin Calme.
Le huitième de finale Corée-Italie restera dans l’histoire. Quand Ahn Jung-Hwan acheva la Squadra Azzura d’un coup de tête en or à la 117ème minute, il ne donna pas seulement le coup d’envoi à la plus formidable fiesta de mémoire de Coréen, 5 millions de supporters éperdus d’ivresse de Séoul à Pusan, catharsis populaire dopée par la défaite simultanée de l’héréditaire ennemi nippon face à l’étonnante Turquie.
Beaucoup mieux: Ahn a inauguré une nouvelle ère, celle du football global, premier sport totalement et définitivement mondialisé.
Trois des quatres équipes «exotiques» (sur les huit dernières en lice) sont en effet totalement inédites à ce stade de la compétition: jamais le Sénégal ou la Turquie, encore moins la Corée du Sud n’avaient atteint des quarts de finale. Quant à l’hyperpuissance politique américaine, elle restait (hormis un quart de finale il y a près d’un demi-siècle), une plaisanterie footballistique.
Ce n’est plus le cas depuis que les Américains ont dominé le Portugal et la Pologne au premier tour, avant de sortir nettement en huitième (2-0) des Mexicains aux accents brésiliens dans leur jeu à une touche de balle.
Il faudra donc désormais composer avec l’improbable géographie du nouvel ordre mondial footballistique issu ces derniers jours des terrains coréens et nippons. Plus rien ne sera jamais comme avant ce putsch démocratique, symétrie sportive de ce que le 11 septembre 2001 a été aux relations internationales.
Pour la première fois en effet, tous les continents sont représentés en quarts de finale: l’Europe (Angleterre, Allemagne, Espagne), l’Amérique du Nord (Etats-Unis), l’Amérique du Sud (Brésil), l’Asie (Corée du Sud), l’Afrique (Sénégal) et l’Europe du début de l’Asie (Turquie). Cette immense surprise, au-delà de la joie purement jouissive qu’elle procure dans des rencontres folles comme Italie-Corée du Sud ou Suède-Sénégal, pourrait avoir de profondes répercussions sur l’organisation des prochaines Coupes du Monde.
Imaginons un instant une finale Corée du Sud-Sénégal (ou Etats-Unis-Turquie) le 30 juin à Yokohama. Il y a quelques semaines, la seule évocation de cette possibilité aurait suffi pour en classer l’auteur dans la catégorie des dérangés d’esprit. Mais l’idée ne fait plus rire personne. Surtout pas la FIFA de Joseph Blatter, partisane depuis toujours de la mondialisation du football, mais désormais piégée par la prodigieuse réussite de cette politique.
En octroyant, pour la première fois, l’organisation du plus vaste événement sportif planétaire à deux pays d’Asie (et sans doute, un jour prochain à un pays d’Afrique), le politburo du football mondial entendait promouvoir le sport sur les dernières terra incognita où il demeurait jusqu’ici une anomalie.
La stratégie a réussi au-delà de toutes les espérances, on le voit ces jours. Au point que l’élargissement spectaculaire de la palette des vainqueurs potentiels menace désormais le système économique et financier du football mondial. Une finale 100% «exotique» – l’épithète paraît désormais superflu – se traduirait inévitablement par une spectaculaire baisse d’audience globale. Quel que soit le plaisir qu’on puisse y attacher, un Corée du Sud-Sénégal mobiliserait moins que ne l’aurait fait un Brésil-Italie.
De là, comme le suggèrent déjà certains, à évoquer le parcours curieusement «protégé» du Brésil…
Il est également parfaitement imaginable que la FIFA édicte pour la prochaine Coupe du Monde de 2006 en Allemagne une règle imposant aux joueurs sélectionnés dans leurs équipes nationales d’être disponibles au minimum un mois avant le début de l’événement, façon d’éviter la déconvenue de cette année, où les stars françaises, italiennes, argentines ou portugaises sont arrivées complètement raplapla en Asie après des saisons démentielles dans leurs clubs respectifs. Ou comment la FIFA, transformée en ONU du football, imposerait à des entreprises privées ultralibérales (le Real de Madrid, l’Inter de Milan, Arsenal, etc…) une «nationalisation» de l’intérêt sportif.
La mondialisation réussie du Mondial 2002 sanctionne ce phénoménal retournement de paradigme. Comme les empires coloniaux à leur apogée, celui du football contemple aujourd’hui le vertige de sa propre puissance: c’est souvent des marges que naît l’effondrement.