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«Proxémie» et les autres mots de juin

Le langage révèle l’époque. Notre chroniqueuse s’interroge ce mois-ci sur l’usage des termes «proxémie», «hudsult» et «chronotopie».

Proxémie

La proxémie ou proxémique est la discipline qui étudie notre façon d’occuper l’espace en présence d’autrui. Créée au début des années 1960 par l’anthropologue américain Edward T. Hall, elle met en évidence quatre catégories de distances interindividuelles: la distance intime (moins de 40 cm), la distance personnelle (de 45 à 125 cm), la distance sociale (de 120 à 360 cm) et la distance publique (au-delà de 360 cm). Ces distances diffèrent selon les personnes et les cultures.

L’appellation «distance sociale», utilisée aujourd’hui dans le registre des gestes barrières, est mieux comprise replacée dans son contexte d’origine. Or, celui-ci est largement ignoré d’où les nombreuses critiques adressées à ce choix lexical. Pourquoi ne pas lui avoir préféré «distance physique» ou «distance de sécurité», s’interroge-t-on? L’Académie française déplore le recours à un anglicisme.

Narguant ces embrouilles linguistiques, des unités de mesure davantage ancrées dans le quotidien apparaissent. Ainsi, dans le Yukon au Canada, on parle de caribou, en Valais (en Suisse) de vache d’Hérens, à la Martinique de cinq ananas, afin de mieux visualiser la distance à ne pas franchir. Quant aux personnes en quête d’exactitude, elles peuvent se fier à «Nodle», un appareil qui vibre lorsque deux personnes se trouvent à moins de deux mètres l’une de l’autre.

Hudsult

Alors que «hygge» vient d’entrer dans le dictionnaire du Petit Larousse, voici qu’émerge dans l’espace francophone un autre mot danois: le «hudsult». Consécutif à la distanciation sociale et au manque de contacts physiques qu’elle implique, ce terme désigne une aspiration très ressentie actuellement: la faim de peau.

L’abstinence de toucher déclenche un manque. En anglais, on parle de «skin hunger», en allemand de «Hauthunger», mais ce concept est tout particulièrement présent dans la culture danoise, notamment au printemps, après un long hiver. Quand les fibres nerveuses qui relient notre peau à notre cerveau ne sont plus sollicitées, une souffrance s’installe. Les grands-parents, éloignés de leurs petits-enfants, les personnes seules, les couples séparés l’ont éprouvé durant l’imposition de cette chasteté sociale. Se donner la main, se prendre dans les bras, s’étreindre, se faire des câlins, des bisous, sont autant d’actes aux vertus psychiques attestées. Lors du toucher, trois hormones sont libérées dans l’organisme: l’endorphine, l’ocytocine et la dopamine qui respectivement réduisent le stress, inhibent la peur et font place à la détente et au bien-être.

La méfiance à l’égard de toute peau qui n’est pas la nôtre malmènera-t-elle longuement ou définitivement les êtres foncièrement tactiles que sont les humains? Dans un monde de plus en plus virtuel, dématérialisé, «sans contacts», devront-ils se satisfaire des retours haptiques des jeux vidéo pour conjurer leur «hudsult»?

Chronotopie

Comment permettre à son appartement d’accueillir simultanément ou successivement une salle de classe, un «home office», un local de fitness, un espace multimédia, un atelier de bricolage, un studio de musique, un lieu pour méditer, sans oublier une cuisine, des lits, une douche et des toilettes? Si la recherche d’une solution à ce genre d’équation a occupé votre esprit durant le confinement, c’est que vous vous êtes adonnés à de la chronotopie. Le designer belge Ramy Fischler en est persuadé, «l’avenir est à la chronotopie, c’est-à-dire la capacité de transformer un lieu en fonction du moment et de son usage» (Le Point, 14 mai 2020).

Analyser l’impact de la crise sur nos intérieurs permet de constater l’importance du rôle joué par les outils technologiques. Ils ont aboli les frontières entre l’espace privé, social et professionnel et continueront à le faire bien au-delà de la pandémie. Ainsi, le télétravail a aujourd’hui la cote, avec ses avantages et inconvénients. Pour réduire ces derniers, architectes et designers sont en quête d’un «flex home office» idéal. Un néologisme qui désigne un nouveau territoire, appelé de ses vœux par la philosophe française Cynthia Fleury.