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L’avenir piteux

Déconfinement oblige, l’heure est à fantasmer sur le monde d’après. Gare quand même à la gueule de bois.  

On ne voudrait pas jeter un froid dans l’euphorie de ce début de déconfinement, mais à l’heure où il est beaucoup question du «monde d’après», qu’on évoque et invoque avec des trémolos dans la voix, certains indices laissent à penser qu’il pourrait n’être pas tellement plus rigolo que l’avant, cet après.

Le message par exemple de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter annonçant la réouverture des frontières avec trois de nos pays voisins – France, Allemagne et Autriche – le 15 juin prochain, fait entrevoir une notion nouvelle, mais très appauvrie de la libre circulation.

«Dès le 15 juin, toute personne munie des documents nécessaires au passage d’une frontière, comme en temps normal, devrait pouvoir circuler librement entre les quatre pays.» Voilà qui est bel et bon. Sauf que Karin Keller-Sutter, tout en se réjouissant de «la venue de touristes étrangers très attendus notamment au Tessin» appelle néanmoins les Suisses à…. rester chez eux. À «privilégier les séjours touristiques sur le territoire afin de soutenir le tourisme local durement touchée par la crise». Comme si le monde d’après devrait être à la fois sans frontières et sédentaire, ce qui reviendrait en gros à cumuler les désavantages de la mondialisation et de l’isolationnisme.

Le monde d’après pourrait être, aussi, bêtement commémoratif et platement sentimental. Si l’on en croit en tout cas la façon dont la présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga a souhaité fêter ses 60 ans: en invitant d’abord des personnes nées le même jour qu’elle, puis à cause des restrictions sociales de l’épidémie, se bornant à un seul qui se trouva par hasard être journaliste. On apprendra à cette occasion que la présidente voulait «un dialogue ‘philosophique’ sur le temps qui passe et sur ce cap symbolique que constitue l’entrée dans la septième décennie».

Voilà qui justement ne rajeunit personne et rappelle un peu la communication nunuche et démago du président Giscard s’invitant régulièrement à souper chez un quidam de la France  profonde.

Le soupçon que ce monde d’après pourrait bien être simplement celui d’avant-hier est renforcé avec le conseiller national et économiste Samuel Bendahan qui retrouve des accents de grand soir pour évoquer la gueule du futur: «S’il n’y a pas de mobilisation populaire et si nous nous laissons faire, c’est le libéralisme musclé qui l’emportera. La crise a affaibli les plus précarisés et la classe moyenne, mais jusqu’à aujourd’hui les grandes fortunes et les gros propriétaires ont réussi à protéger leurs possessions.» Pour rendre l’avenir plus radieux faudra-t-il réhabiliter la guillotine, exproprier quelques koulaks et rabâcher la vieille parole proudhonienne faisant de la propriété un simple synonyme du vol?

Tout ceci serait encore bien véniel, comparé à une tendance plus lourde qui prospérait déjà avant la crise du Covid-19 mais sur laquelle le virus semble avoir fait l’effet d’une vitamine particulièrement énergisante. Les complotistes de tout poil ont en effet bouffé du lion et pètent le feu comme jamais.

On les trouve surtout en Suisse alémanique, avec aussi quelques métastases du côté de Genève. Ils sont «coronasceptiques», ne croient pas un mot des discours officiels, pas une ligne ni une parole issues des médias traditionnels. Tout ce qu’il concède au virus, c’est un statut de grippette passagère.

Ils croient en revanche très fort à l’Etat fouineur qui profitera de l’urgence sanitaire pour observer leurs faits, gestes, mouvements et murmures. Et à un vaste complot épidémique et confinant, ourdi par qui l’on voudra, la Chine, l’OMS, les Etats-Unis, les Juifs, la pharma, Bill Gates, le père Noël. Cette bigarrure des comploteurs fait d’ailleurs écho à celle des complotistes dont le spectre va des décroissants d’extrême-gauche aux conservateurs d’extrême-droite, unis par leur même profil de rebelles en peau de lapin.

Le monde d’avant était déjà devenu très émotif et susceptible. Celui d’après, au rythme où il est parti, pourrait bien tourner franchement paranoïaque.