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Bête comme Rubicon

S’offusquer de l’affaire Crypto qui a vu la Suisse fermer les yeux pendant la guerre froide sur des écoutes allemandes et américaines, conduites via une firme zougoise, c’est s’indigner à bon marché et perdre un peu la mémoire.

Un bon petit retour vers la guerre froide, quoi de plus rafraîchissant en ces temps de réchauffement à toutes les sauces? Et puis l’affaire Crypto sent bon le John le Carré des meilleures cuvées. Impossible de bouder son plaisir. Évidemment, ce n’est pas très joli-joli cette histoire d’alliance secrète entre le Service fédéral de renseignement allemand et la CIA pour espionner sans vergogne une centaine d’Etats entre 1970 et 1993. En utilisant les technologies un brin truquées de la société zougoise Crypto, spécialisée dans le codage et le décodage des communications.

Ah, Zoug, patrie des allègements fiscaux maousses, berceau cosy des multinationales les plus vilipendées au monde. S’il n’existait pas, ce canton serait à inventer de toute urgence sous peine de vite mourir d’ennui. Zoug, espace le plus romanesque de la si peu imaginative Confédération helvétique.

L’autre avantage de l’opération suavement baptisée «Rubicon» est qu’elle permet, dans le terne marigot de la politique suisse, de se livrer, un petit demi-siècle après les faits, à un sport de plus en plus en vogue: l’indignation à bon marché, tout en s’emmêlant les pinceaux en jonglant avec les pesants concepts du bien et du mal. Tant pis par exemple si Rubicon a contribué à la défaite de la junte militaire argentine lors de l’ubuesque guerre des Malouines: ce que certains veulent retenir, c’est que la Suisse aurait manqué épouvantablement à sa neutralité en laissant ces écoutes barbouziennes se dérouler sur son territoire.

L’enquête internationale d’un pool de journalistes – dont ceux de la télévision suisse alémanique – a en effet, semble-t-il, établi que «les renseignements suisses étaient impliqués dans l’opération et que de hauts fonctionnaires helvétiques ont décidé de protéger la relation existant entre les services américains, allemands et Crypto AG». Le fait bien sûr que l’affreuse CIA soit impliquée, jusque même en 2018, alors que les Allemands se seraient retirés dès 1993, contribue encore à augmenter la masse d’écume aux lèvres.

Tant pis, encore, si cela revient à s’indigner de l’avantage compétitif que Rubicon aurait procuré aux Américains face à leurs ennemis de l’Est: on a les nostalgies qu’on peut. Tant pis, enfin, si parmi les gros clients de Crypto, qui se sont donc fait chouraver une jolie masse de petites et grandes cachotteries, figurent les sympathiques régimes d’Arabie saoudite et de la République islamique d’Iran. On préférera s’offusquer, comme Richard Aldrich, professeur à l’Université de Warwick, «d’une des plus audacieuses et des plus scandaleuses opérations» qui a vu «plus d’une centaine de pays payer des milliards de dollars pour se faire voler leurs secrets d’Etat».

Un esprit un peu libre et bêtement attaché au camp de la démocratie pourrait à posteriori s’en amuser. Pas les Verts et le PS, qui ont demandé une commission d’enquête parlementaire. Pas le Conseil fédéral actuel, qui a diligenté, lui, un enquête indépendante confiée à un juge fédéral. Pas la Délégation des commissions de gestion du parlement qui s’est lancée dans ses propres investigations. Pas le PLR qui selon Philippe Nantermod votera, le 2 mars, l’enquête parlementaire si les recherches de la Délégation des commissions s’avèrent insuffisantes. Pas, évidemment, le super justicier national Dick Marty, qui parle de «scandale grave». Pas la presse qui en est à supputer quels conseillers fédéraux, y compris morts, auraient pu être au courant de Rubicon – peut-être Kaspar Villiger, Arnold Koller, Flavio Cotti, Jean- Pascal Delamuraz…

L’ancien ambassadeur François Nordmann rappelle à contrario, dans «Le Temps», certaines froides évidences: qu’il aurait été préoccupant que la Suisse ne soit au courant de rien; que mettre fin à Rubicon aurait sans doute mis fin aussi, en représailles, à la collaboration entre les services suisses et américains, «remède pire que le mal»; qu’enfin récemment encore «ce sont les services américains qui ont alerté leurs collègues suisses des préparatifs de l’attentat de Vernier».

Plus brutalement on dira que s’offusquer de Rubicon cache une très vieille illusion: réclamer des démocraties qu’elles aient les mains plus propres que les dictatures dans les affaires d’Etat. Ce qui revient de facto à rouler pour la dictature.