LATITUDES

J’achète mes livres sur Net (et j’ai honte)

La librairie en ligne: une expérience paradoxale pour l’amateur de bouquins. Tentation, délice et culpabilité. Othon Nikopol raconte son parcours d’internaute bibliophile.

Il y a encore un an, je n’aurais jamais cru en être capable. Quoi, commander un livre sur internet? Sans l’avoir touché, caressé d’une paume experte, sans avoir humé cette sublime senteur d’encre fraîche et de papier neuf, sans avoir palpé l’objet, soupesé le poids de ses mots, sans l’avoir feuilleté pour me délecter par anticipation du plaisir que j’aurai à le parcourir?

Se faire envie, reposer l’ouvrage sur la pile, hésiter, puis s’en emparer à nouveau, se diriger vers la caisse, payer et s’attabler aussitôt à la table d’un café voisin pour commencer à l’éplucher. Oui, il y avait quelque chose de biblique dans ce rituel. Il y avait.

Aujourd’hui, je commande tous mes livres sur internet. Ma souris fait office de chien d’aveugle dans les dédales des librairies virtuelles. A portée de clic, des millions d’ouvrages s’offrent à moi. Plus besoin de chercher dans les rayons, de passer commande parce que le livre recherché n’est «pas en stock»: un simple-mot-clé crée sur demande une liste d’ouvrages personnalisée.

Envie d’escapade scandinave? Je tape «fjord» et «Norvège» dans le moteur de recherche. Trois secondes plus tard, 34 titres, du plus vendu au plus improbable, s’affichent sur l’écran. Envie de visionner la couverture? Un clic, pour l’agrandir, plein écran. Quelques clics plus loin, inscrire son numéro de carte de crédit. Il n’y a plus qu’à attendre le facteur, demain, dans 48 heures au pire.

Cela faisait longtemps que j’avais oublié toute la noblesse de ce métier, facteur. Quand il se présente à ma porte avec son colis, il est l’homme par qui l’objet arrive. L’homme le plus important de la journée.

Bien sûr, j’ai honte (mais pas trop) de participer à la rédaction d’un roman collectif qui pourrait s’intituler «Chronique de la mort annoncée des petits libraires de quartier».

Mais où sont les petits libraires de quartier? A vrai dire, que ce soit à la FNAC ou chez Payot, on consomme aujourd’hui ses livres comme des surgelés dans les étalages des supermarchés. A de rares exceptions près, la compétence du libraire se limite souvent au code-barres sur le verso de la couverture du bouquin.

En outre, les librairies traditionnelles sont chères. Celles du Net suppriment les commissions des intermédiaires. Sur les titres les plus vendus, les réductions peuvent atteindre 40% du prix initial.

Les librairies virtuelles essaiment sur le réseau. Amazon.com, l’américaine, a fait des petits en Allemagne ou au Royaume-Uni. Le géant allemand du multimédia Bertelsmann vient de se lancer dans la bataille. Sa librairie virtuelle en français est bien organisée.

A condition d’ignorer les classements de best-sellers (aussi malhonnêtes que celui du défunt Top 50) qui ont pour unique but de pousser à la consommation de certains titres, les librairies online n’offrent que des avantages.

On peut par exemple écrire sa propre critique de l’ouvrage acheté, et la poster aussitôt sur le site, pour dire tout le mal qu’on en pense. D’une certaine manière, la dématérialisation du lieu «librarie» crée une nouvelle communauté virtuelle, un espace d’expression démocratique. Loin de dérésponsabiliser l’individu, elle le renforce dans son choix au moment de l’acte d’achat. Elle permet également aux citoyens des villages les plus reculés d’accèder rapidement aux livres spécialisés, sans passer pas une librairie de centre-ville.

Si les mastodontes du multimédia n’étaient pas les architectes milliardaires de ce commerce d’un nouveau genre, on pourrait presque parler de service public.