KAPITAL

30 ans de médias: fermetures, regroupements et concurrences numériques

Le secteur médiatique a été marqué par une histoire mouvementée ces trois dernières décennies, entre crises structurelles et réinventions.

Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans PME Magazine.

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En Suisse comme ailleurs, le secteur des médias a connu une chute spectaculaire. Sa taille économique a quasiment été divisée par deux en 20 ans, selon l’Office fédéral de la statistique. Le recul drastique du nombre de titres de journaux suisses illustre à lui seul le phénomène: de 257 en 1989 à 92 en 2017, soit une baisse de 60%. Entre érosion des ventes et du lectorat, avancées technologiques et diversification des supports publicitaires, le secteur des médias suisse a vécu de profondes restructurations.

1. Disparitions et regroupements

«Historiquement, les médias occupent une place très importante en Suisse, explique Gianni Haver, professeur d’histoire sociale des médias à l’Université de Lausanne. Dès l’essor industriel, le pays est partagé en différentes régions linguistiques, religieuses et politiques. Chacun doit alors émettre ses informations, ce qui donne à la Suisse une densité de titre par habitant inégalée.» Dans la grande histoire des médias, la Suisse se distingue: la première expérience radio a lieu en Valais, le Web est créé à Genève, et le plus ancien quotidien francophone au monde est L’Express, publié à Neuchâtel dès 1738.

Désintérêt des lecteurs, réduction des revenus publicitaires: la presse enregistre de nombreuses disparitions et regroupements: en 1992, les quotidiens jurassiens Le Pays et Le Démocrate fusionnent. En 1994, La Suisse publie son dernier numéro. Dans la région lémanique, Le Journal de Genève (qui avait absorbé la Gazette de Lausanne) et Le Nouveau Quotidien se réunissent en 1998 pour créer Le Temps. Selon Jacques Pilet, journaliste et fondateur du Nouveau Quotidien et de L’Hebdo, «ces regroupements étaient une sage décision. Le Temps est sorti plus fort, avec davantage de moyens pour toucher la Suisse romande.» Mais depuis les années 2000, la presse quotidienne a dû affronter la nouvelle concurrence des journaux gratuits comme 20 Minutes, lancé en 1999.

Aujourd’hui deux entreprises basées à Zurich, Tamedia et Ringier, détiennent la majorité des titres suisses francophones. «Ces groupes se partagent les titres et utilisent souvent les mêmes contenus dans plusieurs publications, analyse Gianni Haver. Hormis quelques indépendants, on retrouve donc un modèle unique pour la presse romande.»

En 1989 apparaissent les revues économiques PME Magazine, lancé par Jean-Jacques Manz et Ralph Büchi, et Bilan créé par Edipresse, aujourd’hui respectivement propriétés de Ringier Axel Springer et Tamedia. «Ce duopole est malsain et tout aussi pernicieux qu’un monopole, d’autant plus qu’il n’y a plus aucun romand dans les conseils d’administration zurichois, déplore Jacques Pilet. La situation est critique pour la presse romande mais la faute incombe aux Romands qui n’ont pas su soutenir leurs journaux.»

La presse magazine s’illustre dans le paysage médiatique de l’époque. Les revues comme L’Echo illustré ou L’Illustré popularisent les reportages et la couverture de l’actualité. La Radio télévision suisse (RTS) naît en 2010 de la fusion de la Télévision suisse romande et de la Radio suisse romande.

2. Nouveaux acteurs

L’essor d’internet offre de nouvelles opportunités aux médias suisses. Des « pure-players », diffusés uniquement sur le web émergent, à l’instar de Largeur.com en 1999 ou plus récemment de Heidi.news en 2018. Dans le domaine des médias suisses, le nombre de webmasters est ainsi passé de 190 en 1990, à plus de 4’000 en 2000 puis a dépassé les 8’500 en 2017 selon l’OFS. «Internet est un média en soi mais aussi et surtout un média éponge qui récupèrent beaucoup de contenus ailleurs, dans la presse, la télévision, le cinéma, détaille Gianni Haver. On pense beaucoup à internet comme un média d’image mais le web est l’héritier de la presse imprimée puisqu’il offre une majorité de contenu à lire.»

Selon l’OFS, la proportion de personnes qui s’informent sur internet a largement progressé: en 2017, 70% des Suisses lisent les nouvelles ou consultent les journaux en ligne. Le changement est particulièrement frappant pour les plus de 60 ans qui sont près de 50% à s’informer désormais sur internet, une augmentation de 45% par rapport à 2014. De plus, près de 50% du public écoute la radio ou regarde la télévision en ligne en 2017. Les méthodes de consommations des médias évoluent donc parallèlement aux progrès techniques. «La presse imprimée a toujours subi des crises provoquées par l’arrivée de médias concurrents, explique Gianni Haver. Aujourd’hui internet en est le fossoyeur principal, mais la radio, puis la télévision ont aussi été des menaces à l’époque.»

Depuis la libéralisation de l’audiovisuel en 1983, les médias publics subissent par ailleurs une forte compétition: en radio, les acteurs privés émergent, tels que One FM, LFM, Radio Fribourg ou Rhône FM. En télévision, depuis 2001 la chaine française M6 diffuse des publicités suisses sur ses chaines, suivie par TF1 en 2011 ce qui provoque une dilution – et un exode – des revenus publicitaires.

3. Formats inédits et réseaux sociaux

«Les 18 à 25 ans sont curieux, pressés et veulent pouvoir s’informer sur leur mobile, explique Geoffrey Moret, fondateur et CEO de Kapaw, site d’actualités en vidéo exclusivement présent sur les réseaux sociaux. Les jeunes ne se désintéressent pas des médias mais les consomment différemment.» L’entreprise de huit employés créée en 2016 est installée à Genève et à Zurich. Ses vidéos atteignent un demi-million de Suisses par semaine avec une moyenne de 3 millions de vues mensuelles. Les vidéos sont succinctes, gratuites et sous titrées, puisque 80% d’entre elles sont visionnées sans le son.

Avec les réseaux sociaux, annonceurs et consommateurs modifient leurs attentes ce qui induit une restructuration de l’offre médiatique: plus courte, plus visuelle, avec une publicité ciblée et surtout sur mobile. «Actuellement l’utilisateur fait son propre montage puisque tout est à la demande, constate Gianni Haver. Ce qui résulte en un mode de consommation picoré et parfois inabouti.» Côté publicité, les contenus sponsorisés apparaissent. «C’est le format que nous proposons le plus, indique Geoffrey Moret, fondateur et CEO de Kapaw. Il permet aux marques de se différencier.» La liberté de la presse a toujours été limitée par la sphère économique, remarque Gianni Haver. «Avec internet, le public a l’impression qu’il ne paye pas mais comme le dit d’adage: si vous ne payez rien, c’est que la marchandise c’est vous.»

Les médias traditionnels s’adaptent à cette mutation digitale, comme Le Temps qui crée aujourd’hui des vidéos, ou Tataki de la RTS, créé en 2017 qui vise les 15-25 ans et n’est diffusé que sur les réseaux sociaux comme Instagram, Facebook ou Snapchat. «Chaque génération vit un renouvèlement des marques médiatiques grâce aux avancées technologiques, dit Geoffrey Moret. La presse imprimée va donc continuer à reculer, c’est une évolution naturelle.»

4. Le temps des défis

Né en 1981, le newsmagazine L’Hebdo disparait en 2017 à 36 ans, suivi en 2018 par le quotidien Le Matin, qui conserve cependant une version numérique et une publication dominicale. En 2018, c’est au tour de L’Impartial de La Chaux-de-Fonds et de L’Express de Neuchâtel de fusionner pour devenir ArcInfo. La presse est toujours heurtée par les crises économiques, n’épargnant pas le digital Konbini, qui ferme sa rédaction suisse en 2019.

Seuls certains indépendants résistent, tels que le GHI, Le Courrier, ou encore La Liberté. «La presse actuelle doit se renouveler et répondre à deux défis, analyse Jacques Pilet. Les journaux ne donnent plus les nouvelles brutes puisqu’elles arrivent avant par internet. La presse doit donc vérifier, interpréter et analyser l’information pour lui apporter une plus-value. Enfin, elle doit valoriser les nouvelles locales qui ne sont pas traitées par les grands groupe en ligne.» En effet, l’information est aujourd’hui plus mondialisée, «avec l’anglais comme nouvel esperanto», note le professeur Gianni Haver.

En mars 2018, après des mois de débat sur l’intérêt de la redevance radio et télévision, le peuple a rejeté à 71,6% l’initiative qui visait à supprimer toute subvention, soutenant ainsi les médias publics. En 2017, la RTS totalisait 34% de l’audimat, talonnées par les chaînes françaises (TF1, M6, France Télévision) avec 30%. Ces chaines de télévision traditionnelles sont néanmoins aujourd’hui concurrencées par les plateformes de visionnement en ligne comme Netflix ou Amazon Prime.

Face à ces récents bouleversements, de nouveaux modèles de presse émergent, comme le journal indépendant Micro qui vise les lecteurs dans les bistrots, les blogs spécialisés tel Insideparadeplatz.ch à Zurich ou encore les sites généralistes comme Bon pour la tête — ou Republik en Suisse alémanique. «Internet offre des outils plus souples et moins coûteux que la presse de l’époque, souligne Jacques Pilet, par ailleurs contributeur à Bon pour la tête. Ces nouvelles plateformes participent ainsi à la diversité d’opinions.» La presse se pérennise donc sur le web. «Après avoir longtemps partagé leurs contenus gratuitement, les journaux ont désormais mis en place des paywall qui bloquent la lecture sans abonnement, souligne Gianni Haver, professeur d’histoire sociale des médias à l’Université de Lausanne. Le public semble s’être rendu compte qu’une information de qualité à un prix.» Ainsi, en 2019, Le Temps a enregistré pour la première fois depuis sa création une hausse historique de plus de 10% de ses abonnements.

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86%
La part de la population suisse qui utilise régulièrement internet en 2018.

700’000
Le nombre de personnes de 14 ans qui utilisaient régulièrement internet en Suisse en 1998.

5’800’000
Le nombre de personnes de 14 ans et plus qui utilisent régulièrement internet en Suisse en 2018.

149
En minutes, le temps moyen quotidien qui était consacré à la télévision en Suisse romande en 1995.

132
En minutes, le temps moyen quotidien consacré à la télévision en Suisse romande en 2018.

137
En minutes, le temps moyen quotidien qui était consacré à l’écoute radio en Suisse romande en 1989.

79
En minutes, le temps moyen quotidien consacré à l’écoute radio en Suisse romande en 2018.

24
En minutes, le temps moyen quotidien qui était consacrée à la lecture de journaux ou magazines en Suisse romande en 1989.

27
En minutes, le temps moyen quotidien consacré à la lecture de journaux ou magazines en Suisse romande en 2018.

Source: OFS