Alice Vinteuil, coiffeuse, nous raconte l’histoire d’un client que le démon du jeu dévore en ce 20 février 2002.
Je ne crois pas vous avoir déjà parlé de Marcello, un de mes plus fidèles clients. C’est un homme d’une trentaine d’années, directeur d’import-export, bien de sa personne, élégant, séducteur et enthousiaste. Il plaît beaucoup aux femmes. Il n’est pas insensible à leur charme non plus, mais une passion bien plus grande encore le dévore, une passion qui lui a déjà coûté un divorce, une faillite et une mise sous tutelle: le démon du jeu.
Son vice a commencé il y a dix ans, à Nice, où il était en voyages de noces avec sa toute jeune épouse, Virginie. Du jeu, il ne savait rien, et n’avait même jamais mis les pieds dans un casino. Mais il a suffi d’une fois pour que le virus le prenne et ne le lâche plus.
«C’était le 20 février 1992, je m’en souviens encore, me dit-il un matin de grand blues. Ce jour-là, j’ai gagné plus de 200’000 francs français à la table de la roulette. J’y suis retourné le lendemain, puis tous les soirs de la semaine malgré les protestations de Virginie qui, évidemment, attendait autre chose de sa lune de miel! J’avais la baraka. Mais le cinquième jour, en moins d’une heure, je perdis tout l’argent gagné les jours précédents, plus les économies que j’avais mises de côté pour notre séjour! Ce fut notre première scène! Honteux, je jurai à ma femme de ne plus jamais recommencer!»
Mais de retour à Genève, Marcello continua de jouer: loto, sport toto, morpions à gratter, billets de loterie, tiercé, bandits manchots et, au moins une fois par semaine, la roulette à Divonne ou Evian. Pour assouvir son vice, il mentait. Un rendez-vous professionnel, une visite chez sa mère, une partie de foot avec ses copains.
Quand il gagnait un peu d’argent, il offrait de beaux cadeaux à sa femme. Plus par culpabilité que par envie réelle. Quand il en perdait, il camouflait les comptes. Cela ne lui était pas trop difficile puisqu’il était son propre patron. Marcello, graphiste de formation, avait en effet monté un petit bureau de publicité à Plainpalais.
Après deux ans de mariage, Marcello devint papa d’une petite Maude. Au lieu de l’assagir, cette paternité ne fit que renforcer son obsession. Marcello jouait des sommes toujours plus importantes et ses pertes étaient à l’image de ses mises: faramineuses.
Sa femme découvrit alors que son mari puisait directement dans les caisses de l’entreprise pour éponger ses dettes et apaiser ses créanciers. Elle le mit au pied du mur. Soit il mettait un terme à sa passion destructrice, soit elle demandait le divorce. Il lui jura d’arrêter mais recommença quelques mois plus tard, prenant toujours plus de risques. «Vous comprenez, chère Alice, je voulais me refaire. Je savais que je pouvais me refaire!»
Je ne vais pas vous raconter par le menu ce que Marcello fit pendant les années qui suivirent. Rien n’est plus lassant que le comportement compulsif d’un joueur, son irresponsabilité et sa naïveté confondante. Sachez seulement que Virginie obtint facilement le divorce tandis que Marcello, acculé, dut mettre son entreprise en faillite.
Au bout de quatre ans, Marcello avait épongé ses dettes, grâce notamment à Chantal, sa nouvelle amie. Marcello a du charme, je vous l’ai dit. Il n’a jamais été difficile pour lui, même au pire moment de son existence, de rencontrer de nouvelles personnes, de les séduire et de bénéficier de leur aide. C’est ainsi que Chantal lui permit de monter une nouvelle société d’import-export et de se réintégrer socialement.
Tout allait pour le mieux quand Chantal découvrit à son tour que l’homme en qui elle avait placé toute sa confiance était un flambeur, un malade du jeu. Comme Viriginie quelques années auparavant, elle le plaça au pied du mur. Et comme avec Virginie, il promit de ne plus jamais recommencer à miser, ni sur un cheval, ni sur un numéro. C’est ce qu’il m’avait promis à moi aussi, il y a un mois, quand je lui demandai de solder son ardoise de plus de 5’000 francs. Candide que j’étais!
Avant-hier, Marcello a déboulé dans mon salon tout excité. «Alice, je crois que je vais très bientôt pouvoir vous rembourser, et même avec des intérêts!»
-Vos affaires vont donc si bien? lui demandai-je.
Il me regarda d’un air étonné et me sourit comme un gamin sûr de son talent.
-Alice, c’est beaucoup mieux que cela! Mercredi, nous serons le 20 février….
-Oui, et alors?
-Enfin, Alice, souvenez-vous! J’ai joué et gagné pour la première fois de ma vie un 20 février 1992. Le 2 est mon chiffre porte-bonheur. C’est un signe du ciel qui n’arrive qu’une fois par siècle. Je vais enfin pouvoir me refaire et devenir riche. Après, juré-craché, j’arrête!»
J’ignore ce qui est arrivé à Marcello aujourd’hui. Mais je sais qu’une nouvelle perte ne neutralisera pas son démon du jeu.
D’autant que vendredi, nous serons le 22.02.02….
