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«JOMO» et les autres mots de novembre 2019

Le langage révèle l’époque. Notre chroniqueuse s’interroge ce mois-ci sur notre usage des expressions «JOMO», «hypersensibles», «rucking» et «consentement».

JOMO

Le JOMO («Joy of missing out»), soit le plaisir de manquer une chose, s’est développé en réaction au FOMO des réseaux sociaux («Fear of missing out», ou la peur de manquer quelque chose).

Rolf Dobelli n’a pas attendu ce revirement pour expérimenter une «diète de news» qui lui procure bien davantage que le simple plaisir de manquer quelque chose. L’écrivain suisse allemand – qui a vendu plus d’un million de livres – confie qu’après après avoir été un «news junkie», il a fait le choix il y a dix ans de vivre sans consommer la moindre «news», tous médias confondus. De cette abstinence découlent non des manques mais des gains qu’il liste dans son dernier essai Die Kunst des digitales Lebens, bestseller de cet automne dans le monde germanophone.

Ne plus succomber à la lecture de «news», c’est du temps gagné et des conséquences néfastes évitées. Pour l’essayiste, les infos brèves sont superficielles, évitent la réflexion personnelle, manipulent, renforcent les biais cognitifs, nous dévalorisent, tuent la créativité, procurent l’illusion de l’empathie, promeuvent le terrorisme… Le régime proposé pour s’en débarrasser s’échelonne sur 30 jours au profit d’articles, d’émissions et de livres de valeur. J’ai craqué à mi-parcours. Mon esprit futile s’est à nouveau régalé de brèves. C’est grave, docteur Dobelli?

Hypersensibles

Les enfants «normaux» n’ont plus de parents. Les adultes sont en effet de plus en plus nombreux à estimer que leur progéniture est hors normes. Hier, les enfants étaient précoces, surdoués. Aujourd’hui ils sont à haut potentiel, hyperactifs, indigos et depuis peu, hypersensibles.

Plus inquiétant encore, certains de ces enfants se voient qualifiés ainsi sans passer d’examens médicaux, à l’instar des autistes Asperger… Peut-être un effet Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Greta Thunberg? Ou encore de dyslexiques, inspirés du prix Nobel de chimie Jacques Dubochet? En France, les «enfants dys» seraient 7 millions à souffrir de dyslexie, dyspraxie, dyscalculie, dysphasie, ou autres troubles identifiés.

Certaines de ces pathologies sont dorénavant valorisées à l’âge adulte et même perçues comme des compétences (ou «mad skills») dans le domaine du recrutement. Cachées hier, elles figurent aujourd’hui en bonne place dans les CV. Ainsi Microsoft et la NASA recherchent des candidats autistes Asperger et les bureaux d’architectes apprécieraient les candidats dyslexiques au bénéfice d’une vision en 3D supérieure à la moyenne. Un épiphénomène qui ne concerne que quelques rares élus. Néanmoins, il suffit de parler avec des parents d’enfants handicapés pour mesurer l’aberration de cette tendance.

Rucking

Les soldats apprennent à se déplacer rapidement, équipé de leur lourd sac à dos. Cette pratique constitue un entraînement très efficace de leur système cardiovasculaire et développe leur musculature dorsale. Le problème, c’est qu’ils risquent de se faire descendre.

Alors pourquoi ne pas s’adonner à cette activité physique dans un environnement pacifique? C’est ce que font les adeptes du «rucking» (de «ruck», abréviation de «rucksack» dans le jargon militaire) qui s’adonnent à la marche avec un sac à dos lourdement chargé. La méthode requiert de la force, de l’endurance et un caractère bien trempé. Les deux hommes que j’ai croisés en ville de Zurich avaient des allures de Rambo!

Venu des États-Unis, ce nouveau «sport» fait des émules en Allemagne, en Suisse alémanique et débarque timidement en Suisse romande. Contrairement au «plogging» (courir avec un sac poubelle pour ramasser des déchets) qui ne suscite aucun achat, le «rucking» s’accompagne de nouveaux accessoires. Pourquoi prendre du sable, des haltères ou tout autre matériel à disposition chez soi pour se charger à sa guise alors que des produits tellement plus adéquats ont été développés.  Idem pour le fameux sac aux qualités techniques que ne saurait posséder votre sac de randonnée. Le marché des bâtons de «nordic walking» flanche, celui des sacs de soldats lui succédera-t-il?

Consentement

Consentir, accepter, permettre, autoriser: des verbes que l’on est appelé à conjuguer de plus en plus à la première personne du singulier. À chaque fois, j’éprouve l’impression de me faire rouler, délester, manipuler, escroquer. Trop souvent pressée et impatiente, je ne me donne pas le temps de lire attentivement ce à quoi je consens.

Dernier exemple: au sortir d’une séance de torture chez mon dentiste, sa secrétaire me happe. «J’ai une signature à vous demander, cela concerne la transmission de vos données à l’assurance», m’explique-t-elle. La bouche en feu, désireuse de quitter au plus vite ce cabinet, j’ai posé ma griffe sans lire le long texte explicatif. Pauvre de moi, victime consentante d’un système que je réprouve parce que terriblement obscur.

Que de fois je me suis juré que l’on ne m’y reprendrait plus. Mais rapidement, des concessions s’imposent. Pas question que je renonce à l’ouverture de mes sites internet préférés. Je récidive donc. Me sens piégée. Hier, on me fichait la paix, je n’étais pas encore une source de data convoitée. Leur gestion sera-t-elle facilitée demain avec l’extension du droit de propriété privée aux données personnelles et leur défense par des syndicats de propriétaires? Ces pistes sont celles défendues par l’historien et écrivain Yuval Noah Harari.