Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais le quart de ma clientèle est française. C’est dire si l’euro est entré dans ma vie! Et dans ma caisse également, devenue bilingue depuis le 3 janvier. Les francs suisses d’un côté, les euros de l’autre.
C’est un des atouts de mon salon de coiffure. Les clientes payent dans la monnaie qui les arrange. «Chère Alice, vous êtes comme la majorité des Suisses, me dit Laura qui tient une boutique de maroquinerie près de la gare. En trois semaines, j’ai vendu plus de porte-monnaie qu’en un an. A chaque devise sa bourse!»
Personnellement, je les trouve terriblement fadasses, ces nouveaux billets. Comment les Européens peuvent-ils se reconnaître à travers une monnaie aussi technique et froide? Comment peuvent-ils être fiers d’appartenir à une entité sans visage?
Car il n’y a pas une seule figure sur ces nouveaux billets, pas un sourire, pas un regard, même pas une nature morte, que des ponts et des bâtiments. Je ne comprends pas la Banque Centrale qui a préféré le graphisme sans âme d’un Autrichien dénué de talent, Robert Kalina, à celui, autrement plus excitant, de Roger Pfund, l’auteur du flamboyant billet de 50 francs français, en hommage au Petit Prince.
J’ai vu ce que le graphiste genevois avait proposé comme prototype pour la nouvelle monnaie, notamment pour le billet de 100 euros. Sur une même face, Pfund avait dessiné Shakespeare, le visage sublime d’une jeune fille peinte par Vermeer et une scène de groupe festive et baroque. Voilà au moins un projet qui exaltait le meilleur de l’Europe, son histoire, ses artistes et sa culture!
Par un paradoxe qui ne cesse de me faire sourire, moi, Européenne de la première heure, je me découvre tout à coup un attachement pour la Suisse qui, elle au moins, continue fièrement à afficher ses artistes sur ses coupures, même si la sculptrice Sophie Taeuber-Arp, emblème des 50 francs, ressemble à la cycliste Jeannie Longo.
Mais j’arrête là ma plainte et j’en reviens à ce fameux euro qui est le sujet de conversation favori des clientes du Salon depuis quelques jours. La plupart d’entre elles ont déjà connu quelques expériences pittoresques avec cette nouvelle langue commerciale: files d’attente interminables chez le boulanger, bancomat vide, usage systématique de l’eurodateur pour calculer le vrai prix du kilo d’oranges etc.
Parmi les histoires les plus amusantes, celle de Jennifer (avec deux «n», précise-t-elle). Elle me racontait que ses deux enfants de 4 et 6 ans se sont amusés pendant toute une après-midi, et à son insu évidemment, à remplir leurs livres à colorier en frottant des billets d’euros sur le papier. C’est un des systèmes de détection mis en place par la Banque centrale: s’ils ne déteignent pas ce sont de faux billets.
«Si vous aviez vu la tête de mon mari! J’ai cru qu’il allait devenir fou en voyant les deux gamins en train de froisser et de frotter comme des malades des coupures toutes neuves pour colorier les animaux de la ferme! »