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Une sorte de «propagande populaire» contre Ben Laden

C’est un drôle de phénomène qu’on a vu apparaître sur internet après le 11 septembre: une forme inédite de créativité patriotique, un nouveau genre d’art populaire empruntant les outils de l’informatique, le langage imagé de la publicité et le rôle de la propagande politique.

Peu après les attentats, des internautes américains se sont mis à produire et à distribuer en masse des images détournant la figure d’Oussama Ben Laden, le plus souvent dans un but humoristique ou simplement pour s’offrir un grand défoulement collectif.

Ces créations d’amateurs – photos trafiquées ou animations plus ou moins amusantes – ont été envoyées dans les sous-sol du Net (newsgroups) avant de rebondir en cascade dans les boîtes aux lettres électroniques. Elles ont été disséminées bien au-delà des frontières américaines à mesure que leurs destinataires les réexpédiaient.

Cette production spontanée a été étudiée par le chercheur australien Dominic Pettman, spécialisé dans les nouveaux médias et actuellement assistant au département d’anglais de l’Université de Genève. «On peut classer ces images en quatre catégories, relève-t-il dans une étude passionnante (à lire ici en anglais) qu’il vient de consacrer au phénomène: la propagande orthodoxe, l’obscénité humoristique, l’obscénité agressive et le surréalisme pur et simple. Ces catégories exploitent les différences culturelles pour faire passer un message, qui incite généralement au racisme.»

Dominic Pettman, qui applique à son sujet une grille de lecture à la fois politique et psychanalytique, a relevé dans ces images de très nombreux signes de ce que Freud appelle l’«agression anale». Outre les photomontages montrant Ben Laden et Bush dans le même lit, et qui peuvent être interprétées de différentes manières en fonction des positions qu’ils y prennent, il a recensé des images trafiquées montrant le leader terroriste successivement sodomisé par l’Empire State Building (avec la légende «Tu aimes les gratte-ciel, hein, salope?»), souillé par les excréments d’un chien (avec un message incitant le spectateur à «faire son devoir patriotique»), et ainsi de suite.

L’ennemi public numéro un est souvent présenté dans des situations scabreuses en compagnie d’animaux. «C’est là que des résonances ouvertement racistes émergent, relève Dominic Pettman. Les pires stéréotypes attribués aux comportements moyen-orientaux sont évoqués par le biais de ces images», comme une sorte de «revanche imaginaire» de la part de citoyens américains se sentant impuissants face au danger.

La figure de Ben Laden est omniprésente, dans toutes les situations. En personnalisant l’ennemi à outrance, les créateurs d’images évacuent la menace réelle que constitue un réseau terroriste diffus et affranchi des frontières. Ils alimentent aussi, à leur manière, une nouvelle forme de propagande populaire qui complète et se substitue en douceur à celle du gouvernement – à une heure où la Maison-Blanche confie sa communication politique à une spécialiste de la publicité commerciale.

«La machine de propagande a été étendue à l’ensemble du corps social, observe Dominic Pettman. Les logiciels de manipulation d’images comme Photoshop permettent la production de propagande par ceux qui, traditionnellement, devaient jusqu’ici se contenter d’en consommer.»

Parmi les images qu’il a recensées sur internet figurent notamment une tête de Ben Laden dévorée par un aigle et une autre où le terroriste est affublé de cornes, d’yeux rouges et du mot «Satan». Le Gouvernement américain aurait-il osé produire une affiche de propagande aussi grossière? Il n’a pas eu à le faire, puisque ce sont des internautes amateurs qui s’en sont chargés. Et d’autres internautes qui l’ont distribuée aux quatre coins du Net.

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Cet article de Largeur.com a été publié le 6 janvier 2002 dans l’hebdomadaire Dimanche.ch.

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