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23. Où la différence s’amenuise entre un terroriste et un sympathique promeneur

Dans la nuit qui précède le Forum de Davos, chacun se prépare. D’une part, le commandant Moritz surveille aussi bien les invités que les non-invités dans les neiges nocturnes. D’autre part, Max, conférencier invité, se retrouve au lit avec la belle Frénésie, directrice de l’hôtel.

Et pendant ce temps-là, le jeune Japonais Tsutsui monte au-dessus de la station pour s’attaquer à un relais de téléphonie mobile. Ce fils putatif de Max a construit dans la nuit un mystérieux bonhomme de neige. Lire ici le début du récit.

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Chapitre 23.

Nouveau changement de direction pour Tsutsui. La vallée paraissait fermée, mais quand il se retourne, tout change.

Les flancs de montagne s’écartent, les lumières de Davos ressemblent à de grosses étoiles dans les eaux noires d’un lac. Une marge blanche souligne le tour de l’agglomération.

Au-dessus de la ligne des forêts, la lointaine clinique d’altitude envoie un signal clignotant. Une illusion d’optique. La voie du funiculaire dessine une droite parfaite. Une ligne blanche dans la noirceur des arbres.

Dans sa cellule, il s’était juré deux choses. Un, se venger de ceux qui l’y ont enfermé. Deux, ne jamais plus y retourner.

Ces deux exigences étant contradictoires, Tsutsui prévoyait un peu de temps pour les satisfaire, mais il semble en train d’y réussir. Les matons sadiques n’étaient pas les responsables de son enfermement, ni même les juges qui l’avaient accusé de meurtre au lieu de légitime défense face à la patronne d’une secte mafieuse. L’université non plus n’était pas responsable, où Tsutsui avait étudié le génie génétique sans croire à ses miracles.

Les géniteurs de Tsutsui ne sont pas en cause. Ni sa mère (paix à son âme) ni Max vom Pokk, pour autant qu’il soit son père. La famille n’a rien à voir dans cette histoire. Tsutsui n’est pas du genre à fustiger un système mondial, abstrait et général.

Tsutsui n’empêche personne de gaspiller les ressources qui lui reviennent. Il ne lutte ni contre l’alcoolisme, ni contre le tabagisme ou l’obésité. Sa conduite est simple : il ne supporte plus ceux qui, organisant le monde, obligent les autres à passer par leur pensée unique, ceux qui le polluent au nom de tous et détruisent chaque jour sa beauté qui ne leur appartient pas.

Encore deux virages aigus dans la pente avant d’arriver assez près du relais. Ici le piquet bleu est presque sur la corniche de sorte qu’on aperçoit clairement le départ d’une vallée latérale. Depuis la crête qui cache une paroi de rocher, le parapente prend son envol. Tsutsui était parti de là, il aurait pu y enterrer son petit cadeau anticipé.

En hiver, c’est plus difficile de s’aventurer sur la corniche, on ne sait pas jusqu’où le surplomb de neige soufflée est encore solide. C’est pourquoi la piste s’arrête bien avant le précipice.

Tsutsui repart dans la direction opposée, de nouveau le panorama change, une nouvelle portion de la voie lactée sort de l’horizon.

Tsutsui ne meurt ni de faim ni d’ennui. Il gagne sa vie en organisant de la publicité clandestine, mais reste persuadé que notre passage sur terre pourrait avoir un sens différent de celui que proposent les patrons de Davos. Il déteste par-dessus tout leur cynisme.

S’il a un compte à régler avec eux, c’est celui-là : manque d’humour, messieurs, et donc manque de générosité.

Quand il entend dans son baladeur la légèreté joyeuse de la musique au milieu d’un champ de neige sous les étoiles d’un ciel de janvier, il se convainc que votre arrogance mérite non pas une leçon, mais un gros éclat de rire. Demain matin, vous écouterez vos portables muets, vous baignerez dans le silence de votre technologie et vous aurez le bonjour de Mirafiori Tsutsui.

La prison lui a permis de comprendre votre mode d’agir. Contre une mouche vous utilisez un canon et contre la menace d’un promeneur nocturne dans la neige, vous déclencheriez volontiers un tremblement de terre.

D’autres s’arment jusqu’aux dents, assiègent votre forteresse, mais n’ont pas les moyens de leur politique. Le monopole de la force et de la violence appartient à vos Etats. Contre vos sbires, les manifestants gesticulent sans espoir de vaincre.

Tsutsui ne prétend pas changer la route des étoiles, ni même la forme d’une pente neigeuse qu’il gravit lentement dans la nuit. Il n’est responsable que de sa trace, deux pas à flanc de coteau, un zigzag tranquille et régulier. Pour redescendre, il compte sur ses propres forces.

(A suivre)

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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» sont publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le vingt-quatrième épisode.

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A la même cadence, «Davos Terminus» est publié en traduction anglaise par nos confrères new-yorkais d’Autonomedia.org et en allemand sur le site zurichois Paranoiacity.ch.