Seizième épisode de notre feuilleton de politique-fiction. Ce récit présente le scénario catastrophe auquel le Forum de Davos a échappé de justesse en délocalisant sa prochaine édition à New York.
Dans la nuit qui précède le Forum de Davos, chacun se prépare. D’une part, Max, conférencier invité, se retrouve au lit avec la directrice de son hôtel. D’autre part, le jeune Japonais Tsutsui monte au-dessus de la station pour s’attaquer à un relais de téléphonie mobile.
Tsutsui, fils putatif de Max, a construit dans la nuit un mystérieux bonhomme de neige. Et pendant ce temps-là, le commandant Moritz, soumis aux aléas de la politique et à ses chantages, surveille aussi bien les invités que les non-invités. Lire ici le début du récit.
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Chapitre 16.
Selon le commandant Moritz, Tom devrait aller se coucher, la conférence de presse est prévue à onze heures. Il faut s’y présenter rasé de frais, enjoué. Montrer qu’on a la situation en mains, qu’aucun incident n’est à signaler qui ne soit sous contrôle.
Il est prévu d’envoyer Tom à la conférence de presse des opposants au Forum. C’est pour dimanche matin, quoi qu’il arrive.
Tom, au milieu des journalistes, s’identifiera ouvertement, proposant de répondre à toutes les questions auxquelles les porte-parole des manifestants n’auront pas de réponse. C’est une tactique mise au point par les collègues de Washington. L’effet de surprise est assuré.
L’autre partie de la nouvelle stratégie de presse consiste à travailler au corps personnellement certains journalistes. Le commandant Moritz s’arrangera. Qu’ils ne puissent plus écrire une ligne sans craindre qu’il soit le premier à la lire.
Demain matin, à onze heures, après la coordination de dix heures, le commandant Moritz essayera un pas de plus. Il laissera Tom le mettre en valeur. Quant à lui, il jouera la carte politique.
Au lieu de donner aux journalistes des chiffres sur le nombre de manifestants attendus et l’importance des forces anti-émeute, il leur parlera de stratégie. Ça les flattera d’avoir en face d’eux un flic intelligent.
Un discours sophistiqué, ça les changera. Il dira que dans les sociétés avancées, un tiers des gens tire la civilisation, la conduit. Un autre tiers suit les gagnants. Et le dernier tiers est constitué de ceux qui ne peuvent pas suivre ce modèle, ou ne veulent pas, ou n’en peuvent plus.
Ce tiers-là, en soi, n’est pas dangereux puisqu’il est nourri par les autres. Il ne le devient qu’en de rares occasions, quand il a besoin d’actes hautement symboliques pour prouver qu’il se conçoit comme extérieur au système.
C’est pourquoi les manifestants accomplissent un rite chargé de porter un message de dissension. Ce message doit ensuite être retransmis par les journalistes chargés de dire aux deux autres tiers: vous n’êtes pas toute la société, il en reste un morceau que vous ne contrôlerez jamais, mais que vous ne devez pas oublier.
Messieurs les journalistes, est-ce que vous avez compris? Ça ne sert à rien d’accuser le commandant Jean-Pascal ou son successeur, le commandant Moritz, votre mission est de faire comprendre au tiers restant que de toute façon, il n’a aucune chance.
L’histoire n’a pas de sens, le modernisme des Lumières, c’est fini. Ce qui compte, c’est de maintenir la croissance. Pour les progrès, faites confiance à la science.
Voilà d’ailleurs quelque chose que Jean-Pascal était incapable d’intégrer à ses raisonnements. Pour lui, c’était encore l’histoire qui progressait. Mais nos amis les journalistes le savent bien, maintenant, c’est la science.
Dans le Tiers monde en revanche, le système ne recouvre pas deux tiers de la société, mais à peine un dixième. C’est pourquoi les collègues chargés d’y assurer le maintien de l’ordre doivent si souvent céder leur place à l’armée. On ne contient pas les neuf dixièmes de la population avec des mesures symboliques.
Messieurs les journalistes, pensez-y! Là-bas la guerre de classe est endémique, ici grâce à des gens comme le commandant Moritz, cette guerre peut rester symbolique.
Chez nous, le rapport de forces est globalement favorable à la stabilité sociale. Voilà ce que l’élite de nos médias devrait comprendre.
Si vous avez d’autres questions, Mesdames et Messieurs, adressez-les directement au président des Etats-Unis qui pense comme le commandant Moritz.
Il s’emporte, mais c’est l’heure d’aller dormir. Il va encore passer pour une tournée sur la ligne de démarcation.
A moins que Ruth n’ait quelque chose à signaler.
(A suivre)
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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» sont publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le dix-septième épisode.
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A la même cadence, «Davos Terminus» est publié en traduction anglaise par nos confrères new-yorkais d’Autonomedia.org et en allemand sur le site zurichois Paranoiacity.ch.
