Quatorzième épisode de notre feuilleton de politique-fiction. Ce récit présente le scénario catastrophe auquel le Forum de Davos a échappé de justesse en délocalisant sa prochaine édition à New York.
Dans la nuit qui précède le Forum de Davos, chacun se prépare. D’une part, le commandant Moritz surveille aussi bien les invités que les non-invités. D’autre part, Max, conférencier invité se retrouve au lit avec Frénésie, directrice de l’hôtel. Et pendant ce temps-là, le jeune Japonais Tsutsui monte au-dessus de la station pour s’attaquer à un relais de téléphonie mobile. Lire ici le début du récit.
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Chapitre 14.
Parmi tous les sports d’hiver pratiqués dans la cour du pénitencier, le préféré de Tsutsui était le concours de bonhommes de neige.
On avait trente minutes pour une figure. On commençait par faire un gros tas de neige dans lequel on plantait des manches à balais. On esquissait d’abord des formes grossières, le tronc du corps, les bras, la tête. Puis on y allait à mains nues, malgré le froid extrême pour saisir mieux l’attitude, modeler les traits du visage.
Il fallait que la personne représentée puisse être identifiée par tous. Lors du cinquième hiver Tsutsui était devenu champion des bonhommes de neige. Il était capable en trente minutes de dresser l’exacte copie de n’importe qui.
Il avait statufié Arafat, le subcommandante Marcos, la princesse Diana. Mais aussi le gardien chef et même le directeur du pénitencier. Ce dernier était venu poser à côté de sa statue de neige, pour une photo dans l’Asaï Shimbun.
Ce que Tsutsui exerçait avec le plus d’assiduité, c’était l’autoportrait. Il n’y était parvenu qu’une seule fois au cours du huitième et dernier hiver.
Les autres détenus avaient trouvé ça si ressemblant qu’ils avaient habillé le mannequin avec l’uniforme de l’établissement. On l’avait laissé dehors toute la nuit et le matin avec le gel on avait eu l’impression que Tsutsui lui-même avait passé la nuit en plein air.
Au sortir de la forêt, le paysage change. Une pente régulière mène jusqu’à la Bräma. Le plus direct serait de suivre la droite du téléski. Mais il est préférable de monter en zigzaguant. C’est moins raide. A coup sûr on reste sur la piste des skieurs où sont passées les dammeuses à chenillettes.
Il suit les piquets bleus qui indiquent la piste la plus facile. Elle décrit de grands Z, croisant plusieurs fois la trace du téléski.
C’est à se demander d’où provient toute cette clarté. Pas de lune, juste des étoiles. On dirait que la neige elle-même a gardé la lumière du jour pour la restituer de nuit.
Depuis que Tsutsui était redevenu ce qu’on appelle un homme libre, il n’avait plus construit de bonhommes de neige. Mais là, sous les étoiles, vers le milieu de la grande pente blanche, il lui semble que le travail est déjà fait à moitié. Un canon à neige a déposé un petit tas d’un mètre et demi de haut. En y plantant deux piquets de piste, ça fera les bras, puis la tête.
D’un coup il se retrouve dans le cour de la prison pour la grande finale des bonhommes de neige. Cinq détenus sont en lice pour la dernière manche. Sujet imposé, l’autoportrait.
Tsutsui commence par l’attitude du torse, son propre dos légèrement voûté, sa nuque penchée. Il force un peu la position comme si le sujet était en train de descendre la pente à grandes enjambées. Une jambe repliée, l’autre droite. Quand la forme générale est fixée, il faut encore régler le profil.
Tsutsui enlève ses gants. A mains nues, il creuse ses yeux, dessine son propre menton, force la courbe du cou. Le tout a finalement une dimension si exacte qu’il pourrait lui enfiler son passe-montagne de laine noire et son anorak clair. Il recule de quelques pas. Il n’a pas perdu la main.
Dans son dos il croit entendre les détenus l’applaudir, le déclarer vainqueur. Il salue poliment comme les Japonais savent le faire, l’échine pliée en deux.
Il reprend sa musette, enfile ses gants et repart d’un pied ferme en direction du relais.
D’un peu plus haut, il regarde le bonhomme de neige qu’il a réalisé. C’est extraordinairement ressemblant. On dirait le double de Mirafiori Tsutsui en train de dévaler la pente. Une statue de sel en train de s’enfuir.
(A suivre)
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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» sont publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi.
Lire ici le quinzième épisode.
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A la même cadence, «Davos Terminus» est publié en traduction anglaise par nos confrères new-yorkais d’Autonomedia.org et en allemand sur le site zurichois Paranoiacity.ch.
