Au vu des décisions prises ces dernières semaines à Washington, l’équilibre planétaire qui se dessine n’a rien d’encourageant, estime Gérard Delaloye. Arguments.
- «L’extraordinaire et la misère seront notre lot. Nos oeuvres nous dépasseront. De sorte qu’un monstre anonyme, aussi nul que multiple et impérial, indistinguable, pourra nous dominer.»
Maurice Chappaz, «Evangile selon Judas», page 30
La première phase de la riposte américaine aux attentats du 11 septembre est en passe de s’achever. Le régime des talibans coupable d’avoir protégé Oussama Ben Laden et ses réseaux de combattants islamistes a perdu le pouvoir en Afghanistan. Les quelques poches de résistance encore assiégées tomberont fatalement ces prochains jours. Ben Laden lui-même (si l’on en croit les infos américaines, car les autres sources manquent singulièrement) semble voué à une mort accidentelle prochaine. Les réseaux terroristes d’Al Qaida, privés de leur chef, n’auront dès lors que deux options possibles. Une fuite en avant sanglante qui pourrait entraîner de nombreuses destructions avant leur anéantissement. Ou alors une station dormante de longue durée équivalant à une disparition politique.
En écrivant ces lignes, une anomalie dans le développement de l’argumentation m’interpelle: si Ben Laden porte vraiment la responsabilité des attentats du 11 septembre (ce qui n’est toujours pas prouvé par les services de police américains, ni revendiqué officiellement par Ben Laden) j’aimerais comprendre pourquoi un homme capable de penser et d’organiser dans les moindres détails les attentats du 11 septembre avec un tel taux de réussite se laisserait prendre aussi facilement dans la nasse afghane. Car enfin, les prouesses militaires de ces fiers guerriers sont à l’image du sort qu’ils réservent à leurs femmes, moyenâgeuses. Or le destructeur des Twins du WTC n’a rien de moyenâgeux.
Si, comme je le pense, Ben Laden est plus un leader politique qu’un exalté religieux, il y a là quelque chose qui m’inciterait à penser qu’il n’est plus en Afghanistan depuis longtemps. Mais que demain ou après-demain les Américains s’en saisissent – mort ou vif – dans les montagnes afghanes prouverait que son mouvement n’aurait été qu’un feu de paille.
Comme le président Bush, la CIA et les marines lâchés autour de Kandahar semblent convaincus de la capture proche de l’ennemi public numéro un, mais qu’ils proclament aussi que la guerre contre le terrorisme sera longue et meurtrière, force est de s’interroger sur l’avenir.
A quoi pourrait ressembler l’ordre mondial voulu par les Etats-Unis? Au vu des événements de ces dernières semaines, il est déjà possible d’en anticiper quelques aspects.
Le nouvel ordre mondial sera respectueux de la loi du plus fort. A Genève, la conférence de l’ONU sur les armes biochimiques s’est heurtée au mur de l’égocentrisme américain. Oui, il faut contrôler les pays qui produisent des armes aussi potentiellement criminelles. Non, les Etats-Unis qui les fabriquent aussi en grande quantité ne sont contrôlables par personnes.
Cet ordre ne se souciera pas de la justice. Même constat pour la justice pénale internationale: les Etats-Unis sont prêts à envoyer la planète entière devant des juges, mais pas leurs propres citoyens. Jamais ils n’accepteraient de faire ce que les Serbes ont dû faire avec Milosevic. Par contre, les Etats-Unis se sont arrogés (par un décret du président Bush du 13 novembre dernier) le droit de poursuivre devant des tribunaux militaires américains mondialement itinérants quiconque leur paraîtrait suspect de terrorisme.
Cet ordre ne respectera pas les droits de la personne humaine. On a appris la semaine dernière que dans 50 pays (un quart de la planète!) des individus (au moins 360 personnes) ont été mis à l’ombre depuis le 11 septembre sur simple requête des services américains (CIA ou FBI). Ces arrestations ont eu lieu sur tous les continents. Pour le moment, on ne sait ni de qui il s’agit, ni à quel titre ils ont arrêtés.
Il ne respectera pas non plus les droits du citoyen aux Etats-Unis. Coincé par une enquête du Washington Post, John Ahscroft, le ministre américain de la justice, a dû reconnaître en début de semaine que des centaines d’individus (641 selon le journal) sont emprisonnés sans disposer des droits élémentaires de défense. La dimension raciste de ces emprisonnements (en majorité décidés sur le faciès) ne pose pas l’ombre d’une interrogation civique ou citoyenne. Comme l’emprisonnement des Américains d’origine italienne, allemande ou japonaise pendant la dernière guerre mondiale.
Cet ordre mondial ne respectera pas les souverainetés nationales. G. W. Bush l’a annoncé clairement: «Qui n’est pas avec nous est contre nous.» Même les Verts allemands, pacifistes depuis des décennies, ont passé à la moulinette. Des Etats «basanés», il n’admettra pas (comme de leurs ressortissants) la moindre incartade. Pour Bush, il y a les Etats normaux c’est-à-dire soumis et obséquieux. Il y a les Etat voyous (Corée du Nord, Cuba ou Libye) qu’il utilise quand la situation politique est calme et qu’il a besoin de la faire mousser pour une raison quelconque. Il y a enfin les Etats abritant les terroristes (Irak, Iran, Syrie, Yémen, Somalie, Soudan, Algérie, etc.) qui sont particulièrement visés depuis le 11 septembre et qui peuvent se faire bombarder d’un moment à l’autre.
Ces jours-ci, un vif débat a lieu autour d’une intervention militaire américaine en Irak. Il devrait bien sûr s’agir de bombardements beaucoup plus massifs que ceux qui ont lieu presque chaque jour depuis des années. Ils viseraient à éliminer définitivement Saddam Hussein. Très bien! Bravo! Mais pour le remplacer par qui? Il est aussi sérieusement question d’intervention militaire en Iran et en Syrie. De telles initiatives auraient des conséquences incalculables aujourd’hui, ne serait-ce qu’en raison de leur remise en cause de presque toutes les frontières nationales du Proche Orient.
Il paraît que le clan Bush (sa famille, Cheney, Rumsfeld, Ashcroft, Rice et les autres) est opposé à Colin Powell que l’on cherche à faire passer pour le bon, le doux, le mou. Que par les temps qui courent, le bon-doux-mou doive être personnalisé par un ancien général donne la mesure de notre cauchemar.
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Gérard Delaloye, journaliste, travaille à Lausanne. Il tient une rubrique politique régulière sur Largeur.com.
