LATITUDES

Un métier d’avenir: communicateur interculturel

Les grandes entreprises recrutent à prix d’or ces professionnels qui ont, entre autres missions, celle d’éviter l’ethnocentrisme dans les négociations. Une filière vient de s’ouvrir à l’Université de Lucerne.

La mondialisation n’a pas encore conduit à l’avènement d’une culture unique. Les multinationales le savent bien. Elles recrutent à prix d’or des communicateurs interculturels. Parce qu’elles savent que de tels cadres leur permettront d’éviter des erreurs qui pourraient leur coûter des millions.

Lors d’une négociation avec des anglophones, ces spécialistes se garderont par exemple de les interrompre par d’incessants «but I …» ou de leur asséner à tour de bras des «you must» ou des« I want». Par expérience ou durant leurs études, ils auront appris que, s’il est une habitude à perdre, c’est bien celle qui consiste à exporter sa stratégie langagière dans une langue étrangère.

A elle seule, la compétence linguistique ne permet pas d’éviter quantité d’erreurs perçues comme autant d’impolitesses. Ces précautions relèvent de la compétence interculturelle. Le but: répertorier les risques de mise en péril de la communication.

Dans l’affaire Swissair, par exemple, cette discipline aurait permis de relever de nombreuses différences de perception entre le personnel alémanique de la compagnie et leurs collègues romands.

Depuis une décennie, les grandes banques et entreprises dispensent de tels cours interculturels à leur personnel. Lors du mariage binational entre Renault et Nissan, le président du groupe français, Louis Schweitzer, estimait que sa réussite «dépendra dans une large mesure de la dimension humaine et culturelle de l’alliance».

Mêmes propos dans la bouche de Jean-Pierre Lehmann, professeur à l’IMD (International Institute for Management Development) de Lausanne: «Les futurs chefs d’entreprises multiculturelles devraient très tôt dans leur carrière commencer à s’entourer d’un réseau étendu d’amitiés étroites avec des personnes aux modes de vie différents, issues de sociétés diverses, expliquait-il dans Le Temps. Ils devront inclure dans leurs études non seulement toutes les disciplines conventionnelles du domaine des affaires, mais aussi l’histoire, la philosophie, la littérature comparative et l’anthropologie.»

Quant à Anna Schmid, responsable de la communication interculturelle à l’UBS, elle constatait dans la Weltwoche que «ce n’est qu’à partir du moment où l’on ne se considère plus comme «normal» et tous les autres comme «anormaux» que les différences culturelles peuvent se révéler des ressources enrichissantes.» («Erfolg dank Höflichkeit», 22 mars 2001).

On l’aura compris, l’ouverture à l’autre ne procède pas tant, ici, d’un souci de rapprochement ou de respect entre les peuples que d’une quête du profit. L’enjeu est économique. La maîtrise des règles élémentaires de civilité permet de cultiver au mieux ses affaires.

Depuis un an, la faculté des Lettres de l’Université de Lucerne propose une formation en communication interculturelle. En mars dernier, une volée de 26 étudiants a entamé les trois semestres qui donnent accès au diplôme très convoité de «communicateur interculturel». Christian Jäggi, le responsable des cours, est victime du succès de cette nouvelle filière. «Les inscriptions pour 2002 sont déjà complètes et je pense que nous devrons développer un cours parallèle pour répondre à la demande», m’a-t-il dit lors d’un entretien téléphonique.

Il mise également sur le développement de l’enseignement en ligne, qui permet actuellement de suivre l’un des trois modules devant son écran et qui devrait s’élargir à l’ensemble de la formation d’ici l’an prochain.

Coût de la formation: environ 15’000.- francs suisses. En ligne, il n’en coûtera que quelques centaines de francs en moins.

Pour celles et ceux qui ne souhaitent pas investir pareille somme pour éviter de se mettre à dos leurs futurs beaux parents anglophones, une solution: la lecture de «La mésentente cordiale» de Christine Geoffroy (éditions Grasset). Un voyage au cœur de l’espace interculturel franco-anglais dont je suis revenue honteuse. Honteuse de toutes les gaffes que j’avais commises inconsciemment en ignorant les règles élémentaires du socialement acceptable, curieusement absent dans l’enseignement des langues.

Spécialiste de linguistique et de psychologie sociale, Christine Geoffroy est partie à la rencontre d’une soixantaine de Français et d’Anglais aux professions diverses, travaillant au sein d’entreprises internationales. Elle nous livre leurs témoignages et relève la difficulté d’interpréter de manière adéquate les stratégies langagières et les comportements.

Ainsi, les francophones croient déceler dans l’usage des prénoms par les anglophones une réduction des distances, une intimité. Alors que ces traits en sont tout à fait absents et que les prénoms n’ont d’autre fonction que de simplifier l’échange quotidien. A l’inverse, pour les anglophones, l’usage du nom de famille en français paraît très déroutant.

Et le principe des tours de parole? Habitués à une prise de parole se faisant en alternance, les anglophones jugent les francophones impolis et arrogants lorsqu’ils dérogent à ce principe. Et les question-tags, ces mini-questions que les Anglais ajoutent à la fin des phrases, du genre «isn’t it»? Les francophones ont tôt fait d’y voir un flou, une hypocrisie bien britannique. Et bonjour les stéréotypes!

En poursuivant l’exploration, on découvre que l’ethnocentrisme est le principal ennemi à combattre. Et que les échecs sont souvent engendrés par des interlocuteurs qui se cramponnent à leurs normes, refusent de prendre en compte la stratégie de l’autre et portent des jugements de valeur.

——–
A lire: «Education et communication interculturelle», Martine Abdallah-Pretceille, PUF, et «Communication interculturelle», Que sais-je, du même auteur.

«Compétence interculturelle et didactique des langues», Myriam Denis, Université de Mons-Hainaut.